vendredi 11 novembre 2016

SYMPATHY WITH THE DEVILS - AAARG#05



Article publié dans AAARG #05 en Septembre 2015

 


- Do you love the church?
- Not today

Dès la fin des années 1960, le cinéma américain connaît une révolution qui passe, entre autres, par une radicalisation du traitement de certains thèmes politiques et par une représentation frontale et dénuée d’hypocrisie de la violence. Traumatisé par l’assassinat en direct de son président et par le spectacle quotidien de sa jeunesse plongée dans un cauchemar de brutalité, le cinéma américain se permet toutes sortes d’excès. La plupart de ces films, alors controversés, sont devenus des classiques, aujourd’hui multi-diffusés et bénéficiant d’éditions DVD conséquentes. En Angleterre, après les drames sociaux difficiles de Lindsay Anderson (If…), ou de Kenneth Loach (Kes), Stanley Kubrick éclabousse le pays avec l’ultra-violence chorégraphiée des droogs d’Orange Mécanique. Au même moment, Ken Russell, un autre réalisateur adulé et respecté, auréolé par le succès critique et populaire de son œuvre précédente (Women in love), s’attaque à la réalisation de ce qui sera son chef-d’œuvre : Les Diables. Un film historique qui va horrifier la censure, mortifier ses producteurs et qui va voir se dresser contre lui toutes les ligues de morale du pays. Mutilé, charcuté au-delà du raisonnable, le film de Russell est depuis quarante ans condamné à l’oubli par la Warner Bros. Et si aujourd’hui Orange Mécanique est une pierre angulaire de la culture pop anglaise, si Les Chiens de paille de Peckinpah a connu l’ingrate satisfaction d’être récemment remaké, et si la violence de L’Exorciste ou de L’Inspecteur Harry s’étale aussi bien sur les rayonnages des supermarchés que ceux des musées, le chef-d’œuvre de Ken Russell continue, en silence, de purger sa peine pour outrages. Le critique canadien Richard Crouse vient de publier Raising Hell : Ken Russell and the unmaking of the Devils, un livre qui revient sur la production et la sortie houleuse du film, prolongeant ainsi le travail de son collègue anglais Mark Kermode qui avait réalisé le documentaire Hell on Earth, et qui depuis des années œuvre pour sa redécouverte. Une occasion toute trouvée pour, une nouvelle fois, convoquer les enfers et ouvrir la porte du cachot où croupit l’un des plus grands films de son époque.



Située en France, au XVIIe siècle, l’histoire des Diables revient sur un épisode rocambolesque de la guerre opposant Richelieu aux protestants quand la petite ville de Loudun (proche de Poitiers) va connaître le cas de possession collective le plus célèbre de l’Histoire. Fort bien documentée, la possession des Ursulines a été relatée dans de nombreux livres au cours des siècles jusqu’à ce qu’en 1952 Aldous Huxley publie un livre somme, Les Diables de Loudun, dont John Whiting tirera une pièce de théâtre en 1960 et Krzysztof Penderecki un opéra, neuf ans plus tard.
À partir de ces sources, Russell va tirer un scénario qui met en avant une lecture politique des évènements : en 1632, Richelieu cherche depuis des années à faire abattre toutes les fortifications des villes de France, y voyant une menace pour l’autorité du roi Louis XIII. Celles de Loudun résistent, grâce au talent et à la popularité de son prêtre, Urbain Grandier (joué par Oliver Reed), responsable d’un pamphlet contre le Cardinal et défenseur zélé de l’autonomie de la ville. Lorsque Sœur Jeanne (Vanessa Redgrave) s’éprend du prêtre, la frustration la pousse à déclarer être possédée par Grandier. Elle est par la suite rejointe par une petite trentaine de nonnes qui sombrent rapidement dans l’hystérie collective. Suite à l’exorcisme diligenté par Richelieu, Grandier est accusé de sorcellerie, ce qui permet à ses ennemis politiques de l’envoyer au bûcher, brûler en place publique.



Pour Russell, Grandier est un débauché, un prêtre libertaire et libertin, mais cet homme, aussi vaniteux qu’orgueilleux, va connaître la rédemption et retrouver son Dieu par l’amour d’une femme avant d’être ironiquement sacrifié pour hérésie. « C’est, selon Russell, un film chrétien à propos d’un pécheur qui devient un saint. L’histoire d’un petit prêtre qui sera utilisé comme bouc émissaire dans un conflit politique. Il perdra la bataille, ainsi que sa vie, mais gagnera la guerre. »
Victime de son époque, de ses mœurs et de sa lutte contre l’obscurantisme, la trajectoire de Grandier se télescope avec la collusion de l’Église et de l’État. Cette approche politique est clairement mise en scène lorsque le baron de Laubardemont, l’émissaire de Richelieu, explique à 27 nonnes terrifiées qu’elles vont être exécutées pour entrave à la justice avant que l’exorciste ne vienne les sauver in extremis en expliquant que possédées par le diable, elles seront traitées comme des victimes :

Laubardemont : Si l’abbé Barré a raison, mes braves Sœurs, vous pouvez encore vous racheter. Vous ne seriez pas les premières à retrouver la raison. Vous êtes corrompues. Le Diable est en vous. L’esprit maléfique de Grandier a pris possession de vos âmes. Maintenant, vous lui résistez mais il finira par triompher. Vous crierez ?
Les nonnes : Oui !
L’Abbé : Vous blasphémerez ?
Les nonnes : Oui oui !!!
L’Abbé : Vous ne serez plus responsables de vos actes ?
Les nonnes : Nooon !
L’Abbé : Dénoncez Grandier, votre maître diabolique. Et nous vous sauverons !
Les nonnes encerclent alors l’abbé et le couvrent de baisers sous l’œil entendu du Baron. Dans le film, cette séquence débouche sur l’orgie des nonnes dans l’église, se mettant nues et se livrant à tous les blasphèmes possibles devant la foule de spectateurs, hilares et lubriques. Le point d’orgue de cette folie furieuse culmine dans ce qu’on appelle la scène du « Viol du Christ ». Les religieuses mettent à terre une grande statue du Christ crucifié et se masturbent dessus, dans une transe infernale, sous l’œil attentif du Père Mignon (Murray Melvin, futur précepteur de Barry Lyndon), qui se masturbe lui aussi frénétiquement. « Je dois dire pour nous tous, quand vous y repensez, on est en 1970, les acteurs respectables à cette époque ne se masturbaient pas à l’écran, raconte aujourd’hui Melvin. Beaucoup d’acteurs et d’actrices ont fait des choses que pour rien au monde vous n’auriez voulu voir. Mais vous le faisiez pour Ken parce que c’est ainsi qu’il travaillait, c’est ainsi qu’il décrivait les faits et c’est ainsi qu’il vous utilisait. Vous étiez avec lui, et vous auriez fait n’importe quoi pour lui. » 

 

Si le tournage du film se déroule sans trop de problèmes et sans esclandre d’Oliver Reed, connu pour être un acteur difficile, cette scène de l’orgie se révèle être, elle, bien plus compliquée et source de nombreux tracas. Les filles qui jouent les nonnes ont un extra de 150£ pour se raser la tête et les poils pubiens, la production leur offre également deux perruques chacune. Certaines réagissent mal, n’ayant pas vraiment compris, à la lecture du scénario, ce que la scène impliquait. D’autres se sont forcées à être là, espérant être choisies pour un rôle dans la comédie musicale que Russell doit mettre en scène après ce film. L’hystérie des personnages gagne rapidement les interprètes, puis le plateau tout entier ; le comportement des figurants, perdus au milieu d’une trentaine de jeunes filles à poil se tripotant en hurlant sur des statues ou branlant des cierges, finit par perdre de son professionnalisme. Pour pousser les actrices, Russell fait tonner du Prokofiev par des haut-parleurs ou bat la mesure avec un tambour. Dès neuf heures du matin, un technicien passe au milieu des filles avec un caddie rempli de crème de menthe et de sherry. Dudley Sutton (qui joue le baron de Laubardemont) se souvient qu’il passait au milieu des nonnes pour réchauffer les seins des filles avec deux sèche-cheveux pendant que des voyeurs perçaient des trous dans le décor pour profiter du spectacle. « Combien de temps vais-je pouvoir me convaincre qu’il s’agit là d’un grand réalisateur, faisant de grandes choses artistiques, et pas d’un homme qui a perdu tout sens commun ? » s’interroge aujourd’hui l’actrice Judith Paris. Forcément, les journaux anglais commencent à gloser et à titrer sur les partouzes que le plateau du nouveau film de Ken Russell semble abriter, démarrant une campagne de presse désastreuse pour un film encore en tournage. Celui-ci n’est pas terminé que les ligues de vertu sont déjà horrifiées et commencent à se mobiliser.



Des champs désolés et mortifères, balayés par les vents qui promènent la peste d’un village à l’autre, et dont les routes semblent suivre une ligne incertaine de pieux portant haut des cadavres grêlés de vers enchaînés à des roues… Ces images terribles rappellent les décors froids de certains tableaux de Bruegel, comme Le Triomphe de la Mort. Il s’agit là d’une des rares visions picturales faisant référence au passé. Un point de vue qui tranche radicalement avec les décors farfelus de la ville de Loudun. Ces grandes murailles blanches, immaculées, donnent un aspect presque abstrait, un peu SF, comme s’il y avait là une modernité inconnue et décalée. « Je n’en pouvais plus de ces films historiques avec une approche très cliché explique Russell, je suis allé aux studios de Pinewood et je leur ai dit que j’avais besoin de construire une tour. Ils m’ont dit qu’ils avaient des moules pour faire des murs du XVIIe. Ils m’ont emmené voir ces vieux moules et ils représentaient des ruines… Je leur ai dit bien, d’accord, mais leurs murs n’étaient pas en train de s’effondrer lorsqu’ils ont été construits. »



L’idée est donc, pour Russell et son décorateur Derek Jarman, avec ce décor fantaisiste, d’insister sur l’idée de modernité que les habitants de Loudun avaient de leurs propres murs. Il ne s’agit pas de proposer une image du Moyen-Âge tel qu’on l’imagine, mais tel que les contemporains de cette époque se voyaient. De même, la dégaine improbable de John Lennon déluré de l’abbé Barré, responsable des exorcismes, semble elle aussi complètement anachronique mais elle crée une analogie qui révèle le niveau de célébrité et d’hystérie qui entourait alors ces personnages. L’exorcisme se fait en public, devant une foule déchaînée, conquise par le spectacle. « C’est un concert, c’est un show, l’hystérie du public avec les religieuses est la même hystérie que vous pouviez trouver dans un grand concert au début des années 1970. La nudité, la frénésie, la lascivité. C’est une supposition intéressante de mettre en avant que ce prêtre était une rock star au milieu de tout ça » commente aujourd’hui le réalisateur Guillermo Del Toro, dans un entretien passionné avec Richard Crouse. 




Les pratiques du clergé s’étalent sans pudeur dans la folie furieuse qui envahit l’église et plonge le film dans la farce, oscillant entre l’horreur et le burlesque. Durant l’exorcisme de Sœur Jeanne, deux personnages lui enfoncent dans la gorge divers liquides grâce à une seringue énorme, ses vomissements sont ensuite analysés à la loupe. 
Abbé Barré : Dites-moi, dites-moi.
Ibert : C'est un ventricule gauche.
Adam : Cela fait partie du cœur d'un enfant.
Abbé Barré : Sacrifié durant le sabbat d’une sorcière, sans aucun doute, regardez ! Une hostie consacrée.
Adam : Oui… Du sang, du sang épais. Celui d'un homme.
Abbé Barré : Oui, celui de Grandier.
Ibert : Ce truc gluant ne peut être que du sperme.
Abbé Barré : Et ça, qu'est-ce que c'est ?
Adam : Ça c'est une carotte.

Pour Russell « cette ligne comique sur la carotte est typique des nombreuses touches ridicules délibérément saupoudrées que l’on trouve tout le long du film. Elles étaient conçues pour souligner l’ironie absurde de ces horreurs commises au nom de Dieu. L’Église fait analyser son vomi, mais ça n’est pas fait par des chirurgiens tel que nous comprenons cette fonction aujourd’hui, mais par un barbier et un épicier. Tout le film a été conçu comme une comédie noire. »
Si Russell voit dans cette histoire l’opportunité d’affirmer sa foi, pensant que filmer un blasphème n’est pas blasphémer, la censure, ses producteurs, les critiques et une partie du public ne va pas le comprendre ainsi. « Je veux mettre les gens en colère, les faire réagir à ce qu’ils voient. » Ken Russell ne croit pas si bien dire. Réussissant l’exploit de mettre les gens en colère avant même qu’ils n’aient vu son film…



Lorsqu’un responsable d’United Artists, censé produire le film, lit finalement le scénario, après des mois de pré-production, le studio panique et se retire. Pendant plusieurs mois Russell va chercher où il pourra développer son projet jusqu’à ce que la Warner accepte. Une fois en montage, commence entre Russell et la commission de censure britannique un échange épistolaire sans fin demandant d’innombrables coupes. Au milieu de petites corrections visant à réduire drastiquement la violence du film, trois séquences sont réduites à une portion congrue : l’exorcisme de Sœur Jeanne et le Viol du Christ, la torture de Grandier et son agonie dans le brasier, ainsi que le final qui voit Sœur Jeanne se masturber avec une relique de Grandier (un morceau de tibia calciné). Et pendant que la commission oblige Russell à trancher dans son film, la Warner exige à son tour d’autres coupes. Le film amputé réussit finalement à sortir en Grande Bretagne sous la classification infâmante du X. Pour la sortie aux USA, la Warner fait pression sur Russell pour resserrer encore le montage afin d’obtenir un classement R, laissant tous les plans de nudité frontale sur le carreau… Malgré tout le film écope à nouveau d’un X ! Le studio américain est si embarrassé par le film que dans sa bande-annonce il s’excuse pratiquement en déclarant que « Les Diables n’est pas un film pour tout le monde »… Dénaturé et dépouillé au-delà du raisonnable, Les Diables parvient encore à provoquer la colère de ses contemporains. Des milliers de lettres inondent le bureau de la commission de censure, des rassemblements de catholiques outragés font pression pour interdire la sortie en salles et dix-sept municipalités bannissent le film. « La grande qualité du film n’excuse pas le blasphème » justifie Mary Whitehouse, la voix qui mène le bal des offensés.


Puis à son tour, la critique ouvre le feu. Pendant que Pauline Kael, l’omniprésente critique américaine, pense que « Russell ne traite pas de l’hystérie, il l’a commercialise », Russell contre-attaque et accuse Alexander Walker d’avoir littéralement inventé des scènes dans son papier. Walker explique qu’il y a des passages monstrueusement indécents, citant un plan du pénis de Grandier qui se ferait écraser. Quelque chose que le critique a imaginé tout seul. Lors d’une rencontre des deux hommes sur la BBC, Russell s’emporte : « Je ne fais pas des films pour la critique, je fais des films pour le public ! » Avec ironie, Walker lui rétorque que ce dernier n’est pas très reconnaissant, le film faisant un mauvais score aux États-Unis. « Alors allez donc aux États-Unis, écrire pour ces putains d’Américains ! » tonne Russell qui se lève et frappe le critique avec son journal roulé. Suite à cet incident, Russell regrettera ne pas y avoir glissé de pied de biche, puis à la mort du critique, en 2003, il ira jusqu’à vouloir en endosser la responsabilité !

Suite à sa sortie catastrophique, le film va rapidement sombrer dans l’oubli partant lentement en lambeaux. Une nouvelle version européenne amputée de trois minutes supplémentaires par rapport à ce qui reste de la version américaine circule ensuite. « C’était l’incroyable film qui rétrécit, chaque fois que vous le voyiez, il manquait quelque chose de plus » déplore aujourd’hui Joe Dante. Désormais, il est en partie restauré grâce au British Film Institute qui a sorti une édition DVD reprenant le cut anglais, et un fan distribue un bootleg de piteuse qualité avec la scène du Viol du Christ réincorporée dans le film, qui reste toujours loin d’être complet. Un bootleg fait, d’après son auteur, pour motiver, semble-t-il en vain, la Warner à autoriser une édition uncut du film. Russell déclarait peu avant sa mort que la Warner n’avait jamais aimé le film. « Ils ne l’ont pas aimé en 1971 et ils ne l’aiment toujours pas aujourd’hui, ils ne veulent rien avoir à faire avec. »



Si l’on compare le film de Russell à L’Exorciste de Friedkin, on constate qu’ils partagent tous deux les mêmes images : possessions, vomis, insultes, masturbation avec un crucifix, marche à quatre pattes sur le dos… Et pourtant quel contraste entre la destinée de ces deux films. Dans son livre, Crouse développe une série de théories qui pourraient expliquer cette différence de traitement. Kael pense que jamais le film de Friedkin n’aurait pu sortir ainsi, sans coupe et sans classement X, s’il n’avait pas coûté si cher, s’il n’avait pas été américain et s’il n’avait pas été l’adaptation d’un roman alors populaire. Et puis, contrairement au film de Russell, L’Excorciste se pose comme un véritable film de propagande pour l’Église. Alors peut-être est-ce là que se niche ce qui condamne Les Diables à un exil culturel sans précédent : dans cette dimension profondément antiautoritaire, étaler l’horreur provoquée par le pouvoir combiné de l’État et de la Religion…
Il est déroutant de se dire qu’à cette époque culturellement bénie où de telles choses ont pu être tentées, le public n’était pas prêt à les recevoir. Reste la tragédie d’un film qui semble être réduit à devoir incarner ce dont on l’a pourtant amputé. Les Diables ne peut être réduit à ses excès, il est le contrepoint tragique d’un propos d’une profonde moralité, exaltant la rédemption d’un homme contre la corruption de son époque.
Fignolé de toutes parts, soutenu par un texte et une interprétation subtile et enthousiasmante, magnifié par une mise en scène profitant des contrastes offerts par la chair vivante des nonnes éclatante au milieu des tenues noires et des murs blancs, Les Diables reste, dans ce qu’on peut en voir, un chef-d’œuvre du cinéma anglais, un de ces films qui représentent un aboutissement intellectuel et artistique pour son auteur. Un film qu’il faut voir, pour continuer à le faire vivre.
Les Diables est un film maudit et la Warner en aurait honte ?
Qu’elle aille aux Diables !









Raising Hell : Ken Russell & the unmaking of the Devils, Richard Crouse, ECW Press, 2014
The Devils, DVD BFI, 2012