(article publié dans le magazine AAARG)
« Dans la vie
politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène
de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour » écrit le journaliste Ronald
Brownstein en 1992. Depuis des années, ces connexions sont étudiées, mises à
jour, et de nombreux journalistes se sont interrogés sur les liens qui unissent
le pouvoir militaire à l’usine à rêve. Entre censure et propagande, l’influence
du Pentagone sur une partie du cinéma américain est un secret de polichinelle… Des
œuvres qui vont naturellement dans le sens de l’armée à celles qui tentent de
la remettre en question, entre compromis et négociations, Hollywood semble
avoir cédé énormément aux idéologues de Washington au nom du profit et de
l’efficacité. AAARG! revient sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et
l’armée, leurs motivations ainsi que les conséquences de tels rapports.
WINGS – LES AILES
1927, dans un contexte où la Grande Guerre est terminée depuis des années
et où personne ne semble encore anticiper la catastrophe à venir, William
Wellman, un ancien pilote de chasse, va
réaliser le plus grand film de guerre de cette époque : Wings,
(Les
Ailes). Cette superproduction va s’appuyer sur l’aide des autorités
militaires dans une mesure encore inédite. Hors période de guerre, jamais
l’Amérique n’avait assisté à une telle mobilisation de troupes et de matériel.
La motivation de l’état-major à répondre aux attentes de la production ainsi
que l’ampleur effarante de l’aide apportée sont telles qu’il serait tentant de réduire
le film à un gigantesque barnum militariste. Cependant, grâce au talent
de son auteur, le film est bien plus qu’un simple véhicule publicitaire au
service de l’Air Force. C’est une réussite artistique dont la portée et le
discours ne sauraient non plus être éclipsés par le récit d’une production
rocambolesque. On aurait tout aussi tort de ne garder de Wings que ses
célébrissimes scènes de combats aériens, véritables prouesses techniques aussi
innovantes que spectaculaires. Bien plus large et bien plus ambitieuse, l’œuvre
de Wellman s’impose comme le prototype de tous les films de guerre à venir,
accumulant sur plus de deux heures des vignettes qui deviendront rapidement les
clichés du genre.
Bien que le cinéma hollywoodien ait déserté ce genre de sujets depuis
quelques années, en 1925 et l’année suivante, la MGM et la Fox sortent
coup sur coup deux superproductions se déroulant durant la Grande Guerre (The
Big Parade de King Vidor et What
Price Glory de Victor McLaglen). Les reconstitutions dispendieuses des champs
de bataille de ces deux films semblent avoir été de bons calculs, ils ont
passionné le public qui leur a réservé un accueil triomphal. Dans leur sillage
immédiat, la puissante Paramount souhaite elle aussi proposer un spectacle d’une
ampleur équivalente. Le studio, qui cherche un angle original, va alors
rencontrer John Monk Saunders, un ancien instructeur de l’Armée de l’air qui
cherche à concrétiser un projet qu’il porte depuis la fin de la guerre. Si les
films de la MGM et de la Fox mettaient en scène l’horreur des batailles à
hauteur de fantassin, l’idée de Saunders est de suivre les pilotes de l’Air
Force et d’ainsi arracher son récit aux péripéties embourbées du combat au sol.
Son projet se nomme Wings,
c’est l’histoire de deux jeunes hommes qui aiment la même femme et qui vont
quitter l’Amérique pour devenir pilotes de chasse sur le front français de
1917. De rivaux, la guerre va en faire de véritables frères avant de les séparer
dans la tragédie.
Le studio, parti en quête d’un
réalisateur, choisit le jeune William A. Wellman, alors habitué aux comédies
romantiques et aux westerns fauchés. Bien évidemment ce n’est pas pour cette
expérience plutôt limitée que la Paramount va lui confier les rênes de ce qui
va très vite devenir le plus gros budget de l’époque, mais parce qu’une dizaine
d’années plus tôt, Wellman est parti faire la guerre en France. D’abord
ambulancier, il a rejoint la Légion Étrangère à Paris en 1917 afin d’intégrer
l’Escadrille La Fayette, composée de pilotes de chasse américains. Les
producteurs décident alors de miser sur ce jeune vétéran en espérant que sa
familiarité avec les combats aériens bénéficiera à un film que ses géniteurs
souhaitent aussi… réaliste que possible, rejetant dès le départ l’idée d’un
tournage en studio. Un pari téméraire et coûteux mais qui va se révéler payant,
juteux même…
Alors que The Big Parade et What
Price Glory avaient des budgets conséquents, estimés aux alentours
de 400 000 $ chacun, la Paramount décide de mettre sur la table deux millions
de dollars. La somme a beau être exceptionnelle, il est évident pour la
production que ce budget faramineux est loin de pouvoir couvrir les besoins
gargantuesques en troupes, avions et matériel que le film exige. Jesse L.
Lasky, un des producteurs, va envoyer Saunders à Washington afin qu’il
rencontre quelques militaires de haut rang ainsi que Dwight Davis, le secrétaire
à la Guerre, avec la mission d’obtenir du gouvernement une coopération
militaire. Les arguments de Saunders vont atteindre le bureau du président
Coolidge et grâce à la personnalité de Wellman, qui a gardé de très bonnes
relations avec l’état-major, la Paramount se voit offrir une aide totale,
inédite et qui restera dans l’Histoire comme la plus grande coopération entre
les forces armées américaines et Hollywood. Cette contribution sans précédent,
ainsi que le protocole établi entre l’armée et la Major, deviendront un
véritable modèle durant les prochaines décennies et pour des dizaines de films
à venir.
En parallèle, les pontes de la
Paramount engagent Sarah Hodge pour rédiger le scénario suivant les idées de
Saunders pendant que Wellman choisit Charles Rogers et Richard Arlen pour les
rôles principaux. Mais parce qu’ils sont peu connus, la Paramount va offrir le
rôle féminin à l’une des plus grandes stars de l’époque, Clara Bow. Dès son
arrivée sur le projet, elle va critiquer le scénario, consternée devant un rôle
qu’elle résume à celui d’une potiche perdue dans un film d’hommes. Hope Loring
et son mari Louis Lighton, un couple de scénaristes, sont alors engagés pour reprendre
le script afin d’épaissir le rôle de la jeune femme et d’y inclure, à sa
demande, quelques scènes sexy afin qu’elle puisse exhiber ses courbes aux spectateurs…
Pour faciliter l’accès au
matériel militaire promis, l’US Army Air Corps conseille à Wellman d’installer
son équipe à proximité de la base de Kelly Field à San Antonio, Texas, où il a
l’assurance de trouver les avions et les pilotes dont il a besoin. Les
alentours de la base offrent aussi l’espace nécessaire pour recréer les
batailles prévues dans le script. Il faudra, par exemple, construire
entièrement un petit village français afin d’en filmer sa destruction sous les
bombes allemandes. Le temps du tournage, entre septembre 1926 et avril 1927,
Wellman va ainsi se retrouver dans la peau d’un véritable général, commandant un
régiment de plus de 3 500 soldats, une escadrille de 165 avions accompagnés
de leurs dizaines de pilotes. Une aide humaine et matérielle chiffrée autour
des 15 millions de dollars…
Les pilotes de l’Amérique entière
vont ainsi être convoqués par Wellman pour faire voler les Thomas-Morse MB-3 de 1922 déguisés pour
ressembler à des avions américains ou allemands de la Grande Guerre. Les écoles
militaires du pays sont mises à disposition et des conscrits sont détachés
auprès de la production pour construire les décors, des baraquements pour
l’équipe ou pour servir de figurants… De son côté, durant toute l’année qu’a
demandé la préparation, l’équipe du film s’est installée à l’école militaire de
Brooks Field. Tout est fait pour que les acteurs se fondent dans le moule
militaire afin qu’à l’écran les uns et les autres forment un tout homogène.
Lorsqu’il va s’agir de filmer ses escadrilles en action, Wellman sait
que, vus depuis le sol, les mouvements des appareils seraient incompréhensibles
et réduiraient le drame qui se joue en altitude à un essaim de points
virevoltant frénétiquement les uns autour des autres. Pour le réalisateur, il faut
à tout prix éviter de n’être que le témoin lointain de ce qui se trame là-haut.
Il fixe alors des caméras sur les avions afin de capturer de l’intérieur la
tension des combats, de montrer leur complexité ainsi que de saisir
l’excitation du chasseur ou l’angoisse du pourchassé. Mais pour que ses images
aériennes soient satisfaisantes, Wellman a besoin de nuages afin qu’on puisse
avoir un repère et appréhender la vitesse des avions, un support pour mettre en
valeur les décrochages et tous les mouvements d’appareils. « Vous avez besoin de quelque chose de solide
derrière les avions et les nuages vous offrent ça parce que devant un ciel bleu
ça n’a l’air que d’un essaim de mouches. » La météo devient alors un
élément capital et lorsque le ciel texan reste désespérément
bleu, l’équipe doit attendre des jours, parfois des semaines. Le film prend
donc rapidement du retard et les factures s’accumulent à une vitesse
prodigieuse, bien plus rapidement que le temps utile filmé par Wellman. Agacée
et inquiète, la Paramount envoie sur le plateau un représentant chargé de
remettre un peu d’ordre dans le tournage. C’était sans compter sur le
tempérament de Wellman qui n’offre à l’émissaire que deux alternatives, un
voyage retour à la maison ou un voyage sans frais à l’hôpital ! Durant ces
longues pauses, les acteurs restent au St Anthony Hotel de San Antonio qui
devient, selon les mémoires de Wellman « l’Armaggedon du sexe ». Au bout d’un peu moins d’un an de
tournage, il se souvient que les filles du service d’hôtel étaient
enceintes… « Toutes, chacune
d’entre elles »…
Pour ses gros plans, le réalisme voulu par Wellman l’interdit de filmer
ses acteurs dans des avions au sol prétendant qu’ils sont en train de voler. Les
carlingues étant bien trop exiguës pour y placer le pilote, un opérateur, sa
caméra et un acteur, ces derniers n’auront d’autre choix que d’interpréter leur
rôle en vol, tenant le manche de leur avion au cœur du ballet aérien, face à
une caméra fixée au fuselage. Si Arlen a déjà de l’expérience (c’est un
jeune vétéran de la chasse canadienne),
Rogers a dû apprendre à contrecœur à piloter, une épreuve traumatisante qu’il
va devoir poursuivre des mois durant. Ils vont ainsi passer des dizaines
d’heures en vol pendant lesquelles ils doivent choisir quand déclencher leur
caméra pour interpréter leur rôle, le visage déformé par le vent, lorsque les
appareils autour d’eux sont à la bonne place. Le réalisme du résultat est
saisissant. Lorsque l’un des acteurs filme son agonie, la main crispée sur sa
gorge et le sang coulant de sa bouche, le buste balancé de droite à gauche
alors que son avion décroche, les spectateurs comprennent qu’ils ne sont pas
face à une illusion et que les risques pris sont réels. Ce sentiment captive l’audience
de l’époque comme il continue de nous fasciner aujourd’hui, la confrontation au
danger où l’acteur partage le même péril que le personnage qu’il incarne
rendant le film intemporel.
Mais si l’intention est noble et séduisante, certains ont dû payer le prix
de l’audace de Wellman et ceux-là ne profiteront jamais de la postérité du
film. Lors du tournage, deux accidents graves seront à déplorer et si le
premier pilote échappe de peu au pire et termine à l’hôpital, le second sera
victime d’une chute fatale. Ces drames vont mettre Wellman et son film sur la
sellette, du moins jusqu’au résultat de l’enquête diligentée par l’armée. Les
conclusions accablent le pilote rendu seul responsable de sa mésaventure et
disculpent le réalisateur de toute faute. Les prises de vue peuvent reprendre,
dans le soulagement général, même si l’armée menace Wellman de se retirer si un
nouvel accident devait survenir.
Jusque dans les années 60, la
coopération entre le Département de la guerre et Hollywood se fera suivant le
protocole de Wings. Les modalités de cette collaboration sont à la
discrétion des commandements locaux, suivant leurs disponibilités et leur bon
vouloir. Wellman, lui, voit ça comme un chèque en blanc et va exiger le maximum
des états-majors. Il n’aura aucun souci à compter sur l’Armée de l’air, cette
dernière étant convaincue de l’importance stratégique que le film représente
pour elle. Wellman est particulièrement écouté et lorsqu’il estimera qu’il lui
manque des pilotes chevronnés, la crème de l’aviation militaire américaine lui
sera rapidement envoyée en renfort. Mais avec l’Armée de terre c’est une autre
histoire. Dans son autobiographie Wellman expliquera que le commandant de
l’infanterie, qui semble détester autant les aviateurs que les cinéastes, s’est
souvent opposé à ses demandes. Wellman, malgré ses 29 ans, n’aura aucun souci
pour faire preuve d’autorité, exigeant ce dont il a besoin et rappelant à qui
veut l’entendre que le commandement suprême des États-Unis est derrière lui. La
coopération entre Hollywood et le Pentagone ne fonctionne désormais plus ainsi.
Il n’est aujourd'hui plus question de laisser les réalisateurs négocier
eux-mêmes sur le terrain avec la hiérarchie militaire locale et tout ce qui est
mis au service des productions cinématographiques est négocié en amont.
Parce qu’il a su articuler l’autorité d’un commandant suprême d’une
armée en campagne avec une vision artistique radicale, Wellman a prouvé à la
Paramount qu’il avait été le bon choix. Le succès que le film va connaître sur
les années qui suivirent sa sortie finira de donner raison à ses idées et à son
audace. Wings va s’affirmer comme
l’un des plus grands succès de son époque et va remporter le premier Oscar de
l’histoire de l’Académie tout en lançant la carrière de son auteur.
William Wellman
Par son sujet et son traitement fort lyrique exaltant l’habileté des
pilotes américains, on pourrait penser que Wings
annonce la vague de films héroïques et va-t-en-guerre qu’une partie d’Hollywood
va produire à la fin des années 30 pour inciter l’Amérique à participer au
conflit. Mais contrairement à d’autres personnages du film, ce n’est pas le
patriotisme qui semble motiver le jeune Jack Powell à s’engager sur le front
européen mais l’amour de la technologie. Le premier plan du film le présente
comme un jeune qui rêve de conquérir le ciel avant qu’on s’attache à le voir
bricoler son auto pour en faire un bolide que son amie appellera
« l’étoile filante ». L’aviation est une aventure pour Powell et
c’est cet amour de la mécanique, ainsi que sa foi dans la technologie, qui va
le conduire au front dans un corps d’armée présenté comme l’élite d’une
certaine noblesse. La lutte entre pilotes a beau être à mort, lorsque la
mitrailleuse de l’Américain s’enraye le chasseur allemand qui est à ses
trousses va abandonner un combat qu’il juge déloyal.
C’est ainsi que durant la
première partie du film Jack Powell est porté par l’émerveillement qu’offre
cette nouvelle technologie et par les dogfights
aux allures de valses viennoises. C’est une manière distinguée de se battre, à
mille lieues au-dessus des fantassins que le film ramène à une piétaille
anonyme, pataugeant dans la boue vers une mort sans gloire, fauchée par des
mitrailleuses dissimulées dans des bunkers. Au mitan du film, une pluie de
bombes détruit sans distinction les maisons d’un petit village français. La
caméra pointée vers le sol qui capture la chute glaçante des engins explosifs a
une force quasi documentaire et anticipe ces plans qui deviendront la signature
des documentaires tournés pendant la Seconde Guerre mondiale. La brutalité naturaliste
de la séquence (le village a bien sûr été réellement détruit pour la scène) donne
au bombardier allemand l’aspect d’une masse lugubre, terrifiante, opposée à
l’idée de légèreté incarnée par les avions qui l’escortent. Death from above… Le film perd alors de
son innocence et de sa naïveté. La fascination ludique exercée par les avions
rutilants est balayée par les conséquences sordides de l’engagement. Lorsqu’à
l’issu de la bataille l’armée allemande est défaite, le mot
« victoire » s’inscrit sur des images d’avions américains mitraillant
sans pitié des soldats au sol, apeurés, courant en tous sens pour fuir le feu
céleste.
L'amusante désinvolture du début
du film s’est noyée dans les réalités de la guerre et lorsqu’après bien des
péripéties l’ami de Powell succombe dans ses bras, Wellman superpose à la mort
de son personnage l’hélice d’un moteur d’avion qui s’arrête lentement de
tourner, pendant que face à l’engin un soldat se dirige de dos vers un
cimetière de croix blanches. Le pilote s’est cru un temps roi des airs mais
finit sous terre, au milieu des troupes anonymes…
Wellman a couvert avec Wings tout ce qui touche au film de
guerre, de la préparation des soldats à l’enthousiasme des premiers combats, du
carnage imbécile au retour du vétéran traumatisé. Tout ce que le genre va
disséquer pendant la petite centaine d’années qui nous sépare de son film
semble trouver ici sa matrice d’une manière si évidente qu’il semble vain
d’énumérer dans Wings les plans
iconiques d’un cinéma de guerre à venir. Mais le film nous interroge également sur
ce que l’armée peut voir, tolérer ou mettre en avant dans un cinéma qu’elle
voit comme publicitaire. On aurait tort d’imaginer que les autorités militaires
ont de tous temps cherché à gommer les horreurs des conflits, n’envisageant de
collaborer qu’avec des films dotés d’un discours héroïque simpliste. Nous
allons retrouver dans les mois qui viennent bien des exemples qui nous
permettront de mieux cerner les modalités de cette collaboration et les raisons
qui motivent le pouvoir militaire à investir le terrain culturel. Assise sur le
succès colossal que représente Wings,
l’armée va rapidement apprendre à se servir d’Hollywood pour porter son message
avec une certaine intelligence. Qu’il s’agisse selon certains de reconstruire
l’Histoire et de modeler l’inconscient collectif ou de mettre en avant les
raisons et les réalités des engagements militaires américains selon d’autres.
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