(article publié dans le magazine AAARG)
« Dans la vie
politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène
de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour »
écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des années, ces
connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes se sont
interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à rêve.
Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du cinéma
américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont naturellement dans
le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en question, entre
compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé énormément aux
idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité. AAARG! revient
sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée, leurs motivations
ainsi que les conséquences de tels rapports.
De Hollywood à
Washington
1941/1945 – Le fusil et la caméra
1941/1945 – Le fusil et la caméra
Durant les années 30, le cinéma
hollywoodien tourne le dos à ce qui se déroule sur le continent européen. Georg
Gyssling, le consul d’Hitler à Hollywood, a fait passer le message : les
studios qui produiraient des films antinazis ou traiteraient de la persécution
des Juifs seraient bannis du sol allemand. Il semble admis, au-delà de quelques
exceptions, que ces derniers aient suivi cette politique jusqu’au début des
années 40, lorsque la situation en Europe vire au carnage. Parce qu’eux aussi
voient d’un très mauvais œil les films qui pourraient justifier l’engagement de
l’Amérique en Europe, les isolationnistes invitent Hollywood à se désintéresser
du conflit qui s’apprête à déchirer le vieux continent. En 1937, lorsque le
Japon envahit une partie de la Chine, Roosevelt fait pression pour imposer des
sanctions économiques mais doit reculer face à sa majorité, hostile à l’idée de
poser un premier pas sur le chemin de la guerre. En 1941, le Congrès mène une
enquête contre les studios, accusés d’être trop va-t-en-guerre. Dans le viseur
du sénateur isolationniste et antisémite Gerald Nye, on trouve trois films qui
mettent en garde les spectateurs du drame qui s’annonce : Les
Aveux d’un espion nazi (Anatole Litvak, 1939), La Tempête qui tue (Frank
Borzage, 1940) et Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940). On accuse également certains
réalisateurs européens d’être trop intéressés par ce qui se passe dans leur
pays d’origine. On raconte par exemple que lorsqu’Alexander Korda tourne Lady
Hamilton à Hollywood, c’est Winston Churchill lui-même qui conseille le
réalisateur et modifie le scénario d’un film prévu pour glorifier l’esprit de
résistance de la Grande-Bretagne.
Cet isolationnisme, hérité de la
doctrine Monroe de 1823, affirme que l’Amérique ne saurait tolérer la moindre
tentative d’ingérence de la part des pays européen. En contrepartie, l’Amérique
assure qu’elle n’interviendra pas en Europe. À l’époque, c’est le sentiment qui
domine et c’est sur cette base que le sénateur D. Clarke demande à Jack Warner
si « lorsqu’une famille américaine
ordinaire va au cinéma, doit-elle en
sortir… haïssant les Allemands et voulant leur faire la guerre ? » C’est le producteur Darryl Zanuck qui, face aux enquêteurs du
Congrès, va clouer le bec aux accusations grâce à un discours resté
célèbre : « Je regarde derrière
moi et je me souviens de tous ces films si forts et si puissants qu’ils ont
vendu l’american way of life, pas
seulement en Amérique, mais dans le monde entier. Ils se sont si bien vendus
que lorsque des dictateurs se sont emparés de l’Italie et de l’Allemagne,
qu’ont fait Hitler et son laquais Mussolini ? La première chose aura été
de bannir nos films, de nous jeter dehors ! » Grâce au lyrisme
légèrement hypocrite de son intervention, Zanuck atomise les questions du
Congrès dans un tonnerre d’applaudissements, ajournant la commission d’enquête
à janvier 1942. Le 7 décembre 1941, Pearl Harbour va entraîner l’Amérique dans le
chaos. Alors que Washington commence à pousser ses pions sur la carte du monde,
la prudence des studios hollywoodiens va se muter en un véritable élan
belliciste et patriotique. L’Amérique va organiser son industrie
cinématographique pour qu’elle puisse être, selon le souhait de Franklin
Roosevelt, « une industrie
essentielle à la guerre ». Aux côtés de l’Air Force,
de la Navy et de l’Army, Hollywood va devenir la quatrième machine de guerre de
l’Amérique. En juin 1942, l’Office of War Information (OWI) est créé à Washington, il s’agit d’une agence gouvernementale
couvrant tous les médias et chargée de superviser toute la production de
propagande. À Hollywood, on ouvre le Bureau of Motion Pictures, spécifiquement chargé
de chapeauter la production cinématographique qu’elle soit de fictions ou de
documentaires. De son côté, l’industrie du cinéma organise le War Activities
Committee, un groupe piloté par l’ancien responsable de la RKO, George
Schaefer, chargé d’assister le gouvernement et de s’assurer de la bonne distribution
de ses films de propagande.
Si, jusqu’à Pearl Harbour, les liens
entre le pouvoir politico-militaire et l’industrie du cinéma étaient déjà
nombreux, ils restaient pourtant variables et ne suivaient aucune méthode
particulière. À partir de 1942, tout va changer. Hollywood et les instances
militaires vont désormais partager la même table et mettre en place un
protocole qui dure encore aujourd’hui. Le BMP est chargé de superviser les
scripts et de pointer tout ce qui pourrait être considéré comme problématique à
l’effort de guerre. Ils doivent également négocier l’aide offerte aux studios,
de manière centralisée, et ne plus laisser les réalisateurs exiger ce qu’ils
veulent des commandants locaux, comme ce fut le cas les années précédentes. Comme
s’il s’agissait d’une opération militaire planifiée par l’État-major américain,
Roosevelt va envoyer ses ordres à Hollywood. Il convoque quelques réalisateurs
prestigieux comme John Huston ou Frank Capra et leur demande de participer à
cet effort de guerre en délaissant les plateaux pour aller filmer la guerre, la
vraie. De son côté John Ford, qui avait anticipé le conflit, avait créé dès
1939 son propre groupe de cinéastes prêts à servir les besoins de l’armée. Son
initiative est alors pérennisée et Ford est nommé responsable du service
cinématographique de l’OSS, la future CIA. De nombreuses vedettes comme James Stewart
vont partir au front, souvent comme de simples soldats. Leur départ est
dramatisé afin de rendre l’enrôlement plus glamour à une époque où la plupart
des américains rechignent encore à prendre un fusil. D’autres personnalités
passeront les années qui suivent à accumuler galas et tours de chant afin de
récolter des fonds. La mobilisation doit être totale : « Everybody fights, no one
quits ! »
Les films de guerre produits durant
l’année 1942 vont pourtant devoir faire face à plusieurs difficultés inédites. Tout
d’abord, de nombreux techniciens sont envoyés sur les différents fronts afin
d’y tourner des newsreels. Les studios doivent gérer cette hémorragie de
talents qui aurait provoqué une chute de près de 40 % de la production,
touchant essentiellement les séries B. En second lieu, pour mettre en scène ses
soldats d’opérette et leurs batailles dramatiques, les studios ne peuvent
désormais plus compter sur les larges bataillons de recrues qui servaient de
figurants disciplinés, ou disposer d’avions ou de navires de guerre comme ils
avaient pris l’habitude de faire, toutes les forces militaires étant en état
d’alerte pour un conflit qui sera bien moins glamour. C’est le cas pour Destroyer
(William A. Seiter, 1943), dont la production avait
débuté avant Pearl Harbour mais qui doit attendre début 42 pour avoir son
script validé par la Navy qui, malgré le vif intérêt qu’elle y trouve, ne peut
offrir d’aide logistique à cause « du
stress de la situation de guerre et des besoins des vaisseaux à opérer au sein
de la flotte comme unités combattantes ». Et puis le début de l’année
1942 n’a connu que quelques batailles sporadiques, limitées au théâtre Pacifique,
et une lourde défaite dans les Philippines. De maigres éléments sur lesquels
les scénaristes vont devoir tricoter des intrigues positives, chargées de
regonfler le moral du pays. La plupart des films tournés dans la foulée de
Pearl Harbour vont donc se dérouler dans le Pacifique lors de batailles
imaginaires qui opposeront des Américains moyens, mais aussi courageux que
patriotiques (l’image que l’Amérique souhaite avoir d’elle-même), à un ennemi
japonais toujours fourbe et cruel, qui ne doit ses victoires qu’à des ruses de
lâches. C’est donc le temps des histoires qui vont distraire et motiver les Américains
en proposant une alternative rassurante aux nouvelles déprimantes des premières
victoires remportées par les Japonais. Le travail des studios va ainsi
participer à mettre fin aux peurs isolationnistes en créant une fantaisie
victorieuse, et en donnant aux spectateurs une « mentalité positive de guerre ».
Le lieutenant général Arnold milite
depuis longtemps pour l’indépendance de l’Air Force et il croit résolument que
le cinéma peut aider son corps d’armée. Il arrive sans peine à convaincre Jack
Warner de lancer aussi vite que possible la production de ce qui va s’appeler
tout naturellement Air Force (Howard Hawks, 1943). Arnold fournit conseillers techniques et rapports de
batailles allant jusqu’à offrir la base de Santa Monica pour le tournage. Passant
outre l’interdiction de maquiller des appareils américains en appareils
ennemis, Hawks va réussir à faire voler quelques avions flanqués du drapeau
japonais de manière discrète. Il ne faudrait pas déclencher une panique alors
que tous les yeux de la côte Ouest sont braqués vers le Soleil-Levant avec
anxiété. L’ambiance du tournage est lourde, compliquée, les spécialistes de
l’armée vérifient constamment qu’aucune partie stratégique des avions ne soit
filmée et l’un des conseillers se souvient que les soldats sur place n’étaient
guère coopératifs, plus préoccupés par la guerre qui commence à déchirer le
Pacifique. C’est une situation similaire du côté de la Navy qui va escorter la
production de films comme La sentinelle du Pacifique (John Farrow, 1942) ou Requins
d’acier (Archie Mayo, 1943). Lancé les jours suivant la prise de
l’atoll de Wake par les Japonais (23 décembre 1941) et tourné avec comme seul
soutien militaire la présence d’un commando de marines afin d’assurer un
minimum de crédibilité, le film de Farrow exalte la bravoure des soldats
américains et transforme la déroute militaire en une ode à la résistance. La
Paramount souhaite attendre que l’armée américaine prenne sa revanche dans les Philippines
pour sortir le film, mais après la cuisante défaite de Bataan et la chute des
Philippines, en mai 42, le film est
finalement exploité en août 1942 et se conclut sur une promesse pleine de
vengeance : « This is not the
end ». Requins d’acier quant à lui est un film de sous-marins racontant
des combats fictifs entre vaisseaux américains et allemands. Tourné entièrement
dans une base navale du Connecticut, le film n’utilise, pour des raisons de
sécurité, que des embarcations obsolètes et invente de toutes pièces ses
stratégies militaires. Requins d’acier n’a que peu de
rapport avec la réalité mais son efficacité à montrer la Navy porter des coups à l’Allemagne (alors
qu’à cette époque la Navy n’était
présente que dans le Pacifique) en a fait un recruit movie idéal et son producteur, Darryl Zanuck, est nommé colonel
honoraire pour son énorme contribution à l’effort de guerre.
Durant l’année 1942, l’Army est encore en retrait et rares sont les
films qui se penchent sur l’infanterie. Les combats à pied sont nettement plus déprimants
que ceux qui impliquent l’Air Force et
la Navy qui mettent en scène d’impressionnants appareils modernes et font
l’étalage d’une supériorité technologique reposant dans les mains de soldats
compétents. Les sables de l’Afrique du Nord et le sol boueux de l’Europe attendent
encore d’être foulés par les boots américaines et pour le moment, l’Army s’est
surtout illustrée lors de la débâcle des Philippines. C’est cette tragédie que
va d’ailleurs chercher à exorciser Bataan (Tay Garnett, 1943), le
premier film estampillé Army. Il raconte la destinée tragique d’une garnison
imaginaire qui va se sacrifier pour permettre au général MacArthur de pouvoir
effectuer sa retraite durant la chute de Bataan. Le film développe l’idée que
le sacrifice héroïque des premiers soldats engagés est le terreau des victoires
futures, comme celle de Midway en juin 42. La MGM soumet son script au bureau
de liaison de l’armée et bien que la production n’ait guère besoin
d’assistance, il diligente un officier en retraite sur le tournage afin de
vérifier que le comportement des officiers représentés à l’écran ne soit jamais
inapproprié. Quelque soit l’intrigue, l’armée exige systématiquement que ces
derniers soient exemplaires, cherchant à vendre au public l’excellente tenue de
ses troupes. Quelques mois plus tard, pour Sahara (Zoltan Korda, 1943), la
Columbia peut bénéficier de l’aide de l’Army
qui lui ouvre les portes de ses bases d’entraînement en Arizona et au
Nevada, fournit un tank, et propose également la possibilité de tirer dessus à
balles réelles en assurant à l’équipe, qui refusa, que le blindage était à
toute épreuve. Bénéficiant d’un tournage en plein air et d’une troupe de 500 recrues
profitant d’une permission pour incarner un bataillon de soldats allemands, Sahara
maquille les victoires essentiellement britanniques d’El Alamein et de Tobrouk pour
les faire rutiler sous la bannière étoilée. Kenneth Koyen, soldat enrôlé comme
figurant aux cotés de Humphrey Bogart se souvient : « Humphrey et moi partagions nos
expériences dans les combats de chars dans le désert durant la guerre. C’était
au début 43 et des soldats américains combattaient l’Afrika Korps de Rommel en
Afrique du Nord. Bogie et moi étions aussi dans le désert, mais celui du
Mojave, dans le sud de la Californie… Le tournage était une interruption dans
notre routine d’entraînement, c’était comme des vacances et les hommes ont trouvé
ça très amusant de porter des uniformes allemands ! J’ai vu le film pour
la première fois des années après. Ça m’a été difficile de reconnaître les
visages des hommes de mon ancienne section… Les pertes dans les missions de
reconnaissance étaient élevées alors beaucoup d’entre eux n’ont jamais eu
l’opportunité de voir Sahara…»
Au cours de l’année 1943, après plus
d’un an de conflit, l’Amérique combat sur deux fronts et les succès qui
s’accumulent commencent à regonfler le moral du pays. Après la victoire de
Midway, l’Amérique s’impose en Afrique du Nord, puis entame la reconquête de la
Sicile aux côtés des Alliés. Ces victoires permettent aussi de soulager l’État-major
et d’huiler les rouages de la collaboration avec Hollywood. Les récits de
batailles commencent à revenir au pays et ouvrent des pistes excitantes aux
scénaristes. L’une des victoires les plus symboliques de l’année 42 est
probablement le raid du futur général Doolittle qui partit bombarder Tokyo en mai
42. Véritable vengeance ourdie suite à Pearl Harbour, cette opération
mystérieuse, où des soldats américains sont partis seuls frapper le Japon en
plein cœur, a tout pour fasciner le public et offre un sujet en or aux studios.
Un an plus tard, la Warner propose Destination
Tokyo (Delmer Daves, 1943), qui raconte la mission d’un sous-marin qui
doit atteindre la baie de Tokyo afin d’y recueillir des informations météo
capitales pour la mission Doolittle. La Navy exige que l’appareillage et les
diverses armes soient fabriqués de toutes pièces, ou proviennent de sources
différentes. Pourtant, les scènes impliquant l’utilisation du radar sont si
crédibles que la Navy pense que Daves a révélé des secrets
stratégiques. D’abord furieux, ils réalisent finalement que ces radars reposent
sur une technologie différente de ce qui équipe les véritables sous-marins en
opération. Daves est alors félicité pour ce qu’on estime être une lumineuse
idée de contre-propagande pour les Japonais dont Destination Tokyo présente
une vision édifiante. Les Nippons y sont décrits comme fanatiques, pauvres et
exploités. Les femmes y seraient traitées comme des esclaves, « vendues à des usines dès l’âge de 12 ans, ou
pire… » comme l’explique un
officier avant que Cary Grant ne lui réponde : « Les femmes ne sont utiles que si elles travaillent, ou ont des enfants.
Les japs ne peuvent pas comprendre l’amour que nous avons pour nos femmes. Ils
n’ont même pas de mot dans leur langue… » Destination Tokyo est un
succès immense et l’influence qu’il a sur une génération toute entière est peut-être
difficile à mesurer mais, lorsque Tony Curtis s’enrôle, il choisit de servir à
bord d’un sous-marin à cause du film de Daves, que citera également Ronald
Reagan, à de nombreuses reprises, comme l’une de ses plus grandes
influences !
Les prisonniers de Satan (Lewis Milestone, 1944) est le titre
français de The Purple Heart. Il résume parfaitement la vision diabolisée
des Japonais que le film étale. Il s’agit de suivre le procès public des
pilotes capturés à la suite du raid Doolittle, que les scénaristes vont
tragiquement dramatiser. Effroyablement raciste, le film s’oppose ainsi à une
directive émanant du War Department traitant
de la façon de dépeindre l’ennemi à l’écran, généralement cantonnée aux clichés
racistes traditionnellement attribués à chaque peuple. Les Japonais sont
maléfiques et sournois, les Italiens volatiles, rarement sérieux et peu
efficaces… Les Allemands sont quant à eux cruels et sans pitié mais jouissent
d’un certain raffinement dans leurs manières. C’est l’image d’Eric Von
Stroheim, monocle et attitude hautaine propre aux officiers d’Hitler ou
Carradine dans Hitler’s Madman. Les simples soldats étant généralement
incarnés par de jeunes blonds anonymes, rouages futiles d’une effroyable
machine de guerre souvent réduits à l’image du fameux Stahlhelm, leur casque caractéristique. En novembre 1943, une directive
est donc émise par le War Department à
l’attention des studios. L’Office of War Information demande à Hollywood
d’arrêter de montrer les atrocités commises par les Japonais et, d’une manière
générale, de faire attention à la façon dont l’ennemi est représenté. Pour le
journaliste Lawrence Suid, il y a eu un « impact immédiat sur la façon dont Hollywood [allait] dorénavant dépeindre les ennemis de la
nation ». Sa théorie repose sur une idée simple qui trouve son origine
dans les accords de Québec d’août 1943. Durant cette réunion, Roosevelt et
Churchill décident de laisser l’URSS en dehors du projet Manhattan. Ils commencent
à imaginer la fin du conflit et réfléchissent au monde d’après… Un monde dans
lequel l’Amérique et l’URSS se feraient face. Les ennemis d’aujourd’hui étant
destinés à devenir les alliés de demain, il s’agit alors d’arrêter leur
diabolisation et de laisser la porte ouverte à une future réconciliation…
C’est le cas de ce curieux 30
secondes sur Tokyo (Mervyn Leroy, 1944), un autre film produit suite à
la mission Doolittle, qui offre une vision radicalement différente de ce que le
public était habitué à voir. Tourné sur la base d’Engleton, là même où
Doolittle s’était entraîné, avec l’aide d’une batterie de conseillers
militaires, de nombreux bombardiers B25 et soutenu par des images d’archives.
D’emblée, le film impressionne par sa crédibilité et son sens du détail, mais
ce qui reste le plus surprenant est son approche du monde asiatique : on y
découvre une culture respectable (incarnée par les Alliés chinois, même s’il
n’est jamais fait mention de leur appartenance à la résistance communiste), et
le scénario de Dalton Trumbo insiste sur la nouvelle vision que l’Amérique doit
avoir des Japonais. Lors d’un dialogue, deux pilotes s’interrogent. Ils s’apprêtent
à larguer des bombes sur Tokyo et à tuer des gens qu’ils ne connaissent pas et,
mélancolique, l’un d’eux explique : « Là-bas c’est le Japon… Ma mère avait un jardinier japonais, il avait
l’air d’être un chic type… » Ce coup-ci c’est Robert Mitchum qui
conclut : « Je ne hais pas les Japonais,
pas encore en tout cas. C’est marrant, je ne les aime pas, mais je ne les hais pas. »
Lorsque le magazine militaire Yank demande à ses lecteurs s’ils
aiment les films hollywoodiens, ils expriment massivement leur frustration face
à l’aura dont bénéficient la Navy et l’Air
Force aux dépens de l’Army. Comme l’explique un lecteur, « tout le monde sait que plus de sang a été
craché par l’infanterie que par
n’importe quelle autre branche de l’armée ». United Artists est
contacté par un producteur indépendant, Lester Cowan, qui souhaite réparer cet
affront et faire un grand film sur l’Army. Comme l’explique Cowan, ils vont
tenter quelque chose qui n’a guère de précédent. « Il est délicat d’écrire sur la guerre et les soldats pendant la guerre
elle-même. Comme vous le savez, par le passé, les meilleures histoires de
guerre sont arrivées dix ans après les combats, lorsque les événements et leurs
enjeux étaient résolus et pouvaient être considérés avec une certaine
perspective. » Cowan va choisir d’adapter le célèbre correspondant de
guerre Ernie Pyle et ses chroniques de l’assaut de Monte Cassino, en Italie.
Après des jours de harcèlement, il finit par persuader William Wellman, le
réalisateur des Ailes (Wings, 1927) de réaliser ce qui va
s’appeler Les forçats de la gloire. Pour tourner le film, les besoins sont
minimes comparés à ce qu’ils furent pour le tournage des Ailes, 20 ans plus tôt.
La production ne demande que 150 vétérans pour interpréter le bataillon du
film. Des soldats qui reviennent d’Europe et qui attendent d’être redéployés
dans le Pacifique vont être expédiés à Wellman, obtenant même l’autorisation de
la hiérarchie militaire de se laisser pousser la barbe pour avoir l’air le plus
réaliste possible. Les quelques acteurs vont devoir vivre parmi eux et subir le
même entraînement quotidien. Wellman se souvient, dans son autobiographie, du
discours qu’il a tenu face aux soldats : « Écoutez, c’est un vieil aviateur qui va être votre patron.
Maintenant vous allez devoir vous faire à l’idée que je suis un sacré fils de
pute […] mais sachez que je ne vous
doublerai jamais. Je ne vais jamais vous demander de faire quelque chose que
vous ne souhaiteriez pas faire… » Le film ne saurait être un film de
guerre quelconque mais quelque chose « dont
vous, Ernie et moi puissions être fiers. C’est un sacré boulot, c’est pour ça
que vous êtes ici. C’est pour ça que les acteurs se sont entraînés avec vous,
pour qu’ils puissent vous ressembler et se comporter comme vous. C’est
aussi pour ça que beaucoup d’entre vous vont jouer et ont des rôles parlants.
Je veux en faire le film le plus honnête qui n’ait jamais été tourné à propos
de l’infanterie ». Le film, qui sortira à la fin de la guerre en juillet
1945, est l’un des plus poignants de cette époque et narre avec un réalisme
déchirant l’acharnement des troupes américaines à reprendre, colline après
colline, le terrain à l’armée allemande. Baignant dans une brutalité absurde
qu’on ne retrouvera que des années plus tard lorsque l’Amérique se retournera
sur ses années au Vietnam, Les forçats de la gloire est un plaidoyer
émouvant pour ces soldats anonymes, piétinés par les bombes. Wellman, qui
avait jadis glorifié l’aristocratique Air Force, semble se parler à lui-même
lorsqu’il filme ses personnages deviser ainsi : « Ces hommes, ce sont les meilleurs Ernie, Les meilleurs. Ils
vivent dans un monde que l’autre monde ignore. Même l’aviation… Ils approchent
la mort autrement, ils meurent bien rasés, bien nourris, si c’est une
consolation. Mais le G.I. vit si misérablement et meurt si misérablement… »
Eisenhower dira du film « c’est
le plus grand film de guerre que j’aie jamais vu ». Après quatre ans à
produire quelques dizaines de films de guerre, Hollywood clôt ce chapitre aussi
douloureux qu’halluciné avec un chef-d’œuvre qui, tout en restant dans les
clous du film de propagande militariste, n’évite rien de la terrible cruauté
des combats. C’est le pendant fictif de certains documentaires que des
réalisateurs sont allés tourner sur place. Pris sur le vif, en dehors du
contrôle de l’OWI, certains documentaires vont rendre compte de la réalité
tragique des combats avec une telle violence que ces films seront censurés pour
des années... On pourrait les réduire à des œuvres éclopées, vulgairement
bâillonnées par la censure militaire, mais la réalité est nettement plus
complexe. D’abord, la nécessité d’Hollywood à faire de l‘argent évite que les films
produits ne soient que d’austères tracts propagandistes, ensuite, le contrôle
de l’OWI s’est substitué au Production Code Administration qui était, à tous
niveaux, franchement plus conservateur.
Les forçats de la gloire
La situation de crise que la Seconde Guerre
mondiale a imposé ne s’achèvera pas avec la signature des traités de paix. L’histoire
malheureuse du XXe siècle ne connaît pas de répit, et si le Japon et
l’Allemagne sont à terre, déjà de nouveaux ennemis vont être mis en scène par
Hollywood. La Guerre froide et la guerre de Corée vont faire voler en éclats
les espoirs d’un monde pacifié que dorlotaient les idéalistes et ceux qui
pensaient que la fin de la guerre émanciperait Hollywood du contrôle exercé par
Washington, et par le Pentagone, tout juste achevé…
Le mois prochain nous parlerons de
ces films documentaires tournés par des réalisateurs prestigieux, et nous reviendrons
notamment sur le tournage de La Bataille de Midway de John Ford…
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