« Dans la vie
politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène
de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour »
écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des années, ces
connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes se sont
interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à rêve.
Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du cinéma
américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont naturellement dans
le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en question, entre
compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé énormément aux
idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité. AAARG! revient
sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée, leurs motivations
ainsi que les conséquences de tels rapports.
De Hollywood à
Washington
La Bataille de Midway
La Bataille de Midway
Durant la Seconde Guerre mondiale,
les gouvernements américain et anglais ont engagé plus de six cents cameramen
chargés de filmer le conflit aux quatre coins du monde. Certains ont ramené des
milliers de kilomètres de pellicule, mais d’autres ne revinrent jamais. C’est à
ce prix que les images de cette guerre furent immortalisées, toujours sous le
contrôle des gars de l’Office of War Information (OWI). George Stevens a suivi
l’avancée des Alliés en Europe jusqu’à la découverte des camps de
concentration. Il ne s’en est jamais remis. Alors qu’il voulait tourner une
biographie en l’honneur du Duce à la fin des années 30, Frank Capra va réaliser
Pourquoi
nous combattons : une suite de sept films chargés d’expliquer l’idéal
démocratique aux soldats partant le défendre. John Huston tourne deux chefs-d’œuvre.
Le premier, La Bataille de San Pietro, est le pendant documentaire des Forçats
de la Gloire de Wellman. Terriblement dur, le film confronte
l’importance stratégique de l’engagement à son coût humain, capturé à hauteur
de soldat. Sans pitié, Huston filme les sacs qui emmènent les corps et
s’attarde, en gros plans, sur les visages des victimes. Jugeant le film bien
trop démoralisant, les autorités militaires s’opposent à la sortie même si pour
le général Marshall, qui prend fait et cause pour Huston, il serait très utile
car « la représentation de la mort
devrait pousser nos recrues à prendre leur entraînement plus au sérieux ! »
Controversé, La Bataille de San Pietro dut attendre la fin de la guerre pour
être montré au public… À cette époque, l’OWI commande à Huston un documentaire
sur un hôpital chargé de prendre soin de soldats souffrant de stress
post-traumatique. Des séquelles psychologiques encore très mal connues que le
film, Let There Be Light, va tenter d’analyser pour les spectateurs.
Mais le résultat est trempé d’un tel désespoir que le film est jugé scandaleux
et l’armée l’enterre jusqu’à ce qu’en 1981 il tombe dans le domaine public et soit
présenté en grandes pompes au festival de Cannes.
Lorsque l’état de guerre est déclaré,
montrer les combats et leurs conséquences est une chose particulièrement
délicate et forcément, tous ces réalisateurs ont connu des démêlés avec la
censure ou, au moins, ont vu leur travail amputé, trafiqué ou tordu par les
censeurs de l’OWI. L’armée cherche à garder un contrôle total sur le matériel tourné
car elle considère ces films comme de véritables armes de guerre et leur
contenu est jugé particulièrement sensible. C’est dans ce contexte que John
Ford va tourner et monter l’un des documentaires les plus célèbres de la
guerre : La Bataille de Midway. L’histoire de ce film est un exemple
édifiant que la volonté de faire une œuvre de propagande chargée d’émouvoir le
peuple américain n’est pas forcément l’assurance d’une collaboration classique
et facilitée avec les autorités.
À la fin des années 30, John Ford,
alors réserviste de l’US Navy, commence à réunir autour de lui des cameramen expérimentés
comme Gregg Toland, qui vient tout juste de filmer Citizen Kane. Ford est
persuadé que l’Amérique va entrer en guerre, alors il prépare son unité à partir
au front. En octobre 1941, son groupe est officialisé et transféré à l’OCI
(Office of the Coordinator of Information) qui devient l’OSS (Office of
Strategic Service) l’année suivante. Au lendemain de l’attaque sur Pearl
Harbour, l’équipe de Ford, la Field Photographic Branch, est rendue
opérationnelle. Elle sera chargée de produire des documentaires aussi divers que
la mise en place des défenses au Panama et en Islande, le premier convoi
transatlantique en direction de l’Europe ou le drame de Pearl Harbour. Particulièrement
bien préparée, l’unité jouit, contrairement à ses homologues d’autres corps,
d’une indépendance quasi totale. Alors que Capra doit justifier ses choix face
à une foule d’interlocuteurs, Ford ne répond qu’au chef de l’OSS, le
général « Wild Bill » Donovan, qui lui laisse champ libre pour opérer
à sa guise. Avec le temps, la Field Photographic Branch bénéficiera d’un budget
confortable d’un million de dollars par an et verra son champ d’action s’étendre.
Des cameramen opéreront derrière les lignes ennemies, en Birmanie ou en Chine, et
ils seront avec les troupes qui débarqueront en Normandie avant de suivre leurs
avancées sur le terrain européen.
Au mois de mai 1942, alors que la
Navy peine à reconstituer ses forces et accumule les retraites catastrophiques
depuis des mois, l’Amiral Chester Nimitz, commandant en chef de la flotte des
États-Unis dans le Pacifique, convoque John Ford. Il a une mission secrète pour
lui, il ne peut pas lui dire ce dont il s’agit mais le réalisateur a
l’assurance que la mission présente un danger réel. Ford se porte volontaire
sur le champ et, sans en savoir plus, s’envole aussitôt pour Pearl Harbour. Il a
demandé à ce qu’un de ses assistants, Jack McKenzie, l’accompagne. Ils embarquent
ensemble à bord d’une vedette qui prend rapidement le large et au bout de
quelques heures, ils rejoignent un convoi et s’enfoncent tous ensemble dans le
Pacifique. Après quelques jours, ils arrivent sur l’atoll de Midway, au beau
milieu du Pacifique Nord. Ford et McKenzie pensent alors qu’on attend d’eux
qu’ils tournent un film sur la vie paisible de ces soldats, gardiens de
l’ultime avant-poste dressé face au Japon.
Le 2 juin, les autorités militaires
révèlent à Ford le but de sa mission : depuis le mois d’avril, la Navy a
réussi à craquer le code secret des communications japonaises et a ainsi
découvert qu’Hideki Tojo, le général de l’armée impériale, a prévu d’attaquer
l’atoll le 4 juin. Patrouilleurs, avions, porte-avions et destroyers sont
en alerte, tout le staff de la Navy se prépare à l’offensive, monte des
barricades et renforce les défenses. L’État-major espère que la contre-attaque
scellera la première victoire décisive de la guerre. En attendant, frappé par
le calme des soldats et l’atmosphère idyllique de l’endroit, Ford a du mal à
croire à l’imminence de l’attaque. Le capitaine Cyril Simad lui ordonne de se
positionner sur le toit de la centrale électrique de l’île Est, un poste
d’observation idéal, surplombant la base. Simad lui explique qu’il se moque de
sa mission : « Oubliez les
images que vous avez à faire, ce que je veux, c’est un compte rendu précis du
bombardement ! » Très
tôt le matin du 4, Ford et McKenzie sont en position avec leurs caméras 16 mm
braquées sur l’horizon. 6h30, le soleil est levé depuis trois quart d’heure
lorsqu’un vent rugissant se lève à l’ouest. C’est la première formation
ennemie, composée de dizaines de Zéro japonais. Les avions fondent rapidement
sur l’atoll et lancent l’attaque provoquant un maelstrom d’explosions, entraînant
un vent brûlant de terreur. Ford est à la caméra pendant que McKenzie est au
téléphone et fait le compte des bombes larguées et des avions abattus. Des Zéro
quittent les cieux pour venir pratiquement caresser l’aérodrome et Ford les
voit larguer leurs bombes sur un avion en bois et un réservoir vide, des
leurres destinés à détourner les bombes ennemies des véritables objectifs.
« Les avions ont commencé à tomber,
les nôtres, beaucoup de Japonais raconte Ford, un Zéro a plongé pour lâcher ses bombes, il a tenté de se redresser
mais s’est écrasé au sol ». Pour McKenzie, « les enfers se sont déchaînés au fur et à mesure que l’offensive
s’intensifiait ». Au milieu de ce chaos, le bruit et la fureur déchirent
la tranquillité paradisiaque de l’archipel et éventre littéralement ses plages.
De ces entrailles béantes, de morbides colonnes de fumée noire s’élèvent, elles
sont imposantes, intimident les nuages et effraient les avions. Les réservoirs
de carburant et les châteaux d’eau, ballons fébriles qui s’arrachent du sol sur
de frêles poutrelles, sont les cibles favorites des avions ennemis qui ne leur
laissent aucune chance.
Au cœur de la tempête, un Zéro se
détache, il vole bas et se précipite directement vers le réalisateur et son
assistant. Un grondement terrible passe quelques mètres au-dessus de leurs
têtes avant qu’une déflagration ne fracasse l’espace autour d’eux. Une bombe
vient d’exploser à quelques mètres, emportant une partie de la centrale. Le
choc est terrible et Ford, balayé par le souffle, est percuté par les morceaux
de béton qui volent en tous sens. Il lâche la caméra et s’écroule dans la
poussière, inconscient. Il est 6h38, huit minutes seulement se sont écoulées
depuis le début de l’attaque. McKenzie rampe vers l’échelle et se rue pour
filmer le reste de l’action, les bâtiments détruits et l’hôpital dévoré par les
flammes. Deux soldats volent au secours de Ford, l’emmenant à l’écart pour
soigner son bras. Ils mettent le réalisateur en garde : « Ne vous approchez pas du toubib de la Navy,
on va s’occuper de vous ! »
7h20, moins d’une heure après l’entrée
en scène des Zéro japonais, la bataille s’achève. Entre 6h35 et 7h10, quatorze bombes
furent larguées sur l’île Est. Ce qui s’appellera La Bataille de Midway va
se prolonger les trois jours suivants et aboutira à la victoire totale de la
flotte américaine. La déroute japonaise est telle qu’on peut sans se tromper
voir dans cette réussite le cœur même de la future défaite du Japon impérial.
Les USA ont perdu cent cinquante avions et trois cents hommes, mais l’armada
japonaise a subi des pertes qui se chiffrent en milliers d’hommes et trois cents
avions, vingt-huit bâtiments de guerre et quatre de ses six porte-avions ont
été coulés ou endommagés.
Choqué, Ford va mettre plusieurs
jours à réaliser ce qui vient de se passer. Il est obsédé par ce dont il a été
témoin… Des images reviennent sans cesse, comme celle de ce pilote s’éjectant
de son appareil et pris pour cible alors que, pendu à son parachute, il gesticulait
impuissant. « Les japonais montaient
et descendaient, ils mitraillaient l’eau là où il était, ils ont même coulé son
parachute. » Il est également bouleversé par le sort funeste de la
Torpedo Squadron 8 dont les quinze avions furent abattus, ne laissant qu’un
rescapé. Les jours qui suivent, Ford continue de filmer, suivant les recherches
des disparus et enregistrant les funérailles offertes aux malheureux.
Puis il finit par s’embarquer pour
Pearl Harbour. Là, il rencontre Marc Mitscher, le futur amiral de toute la
flotte atlantique. Ce dernier est convaincu par les possibilités que le cinéma
peut apporter à la Navy et décide d’offrir à Ford les images d’archives qu’il a
fait tourner à bord du USS Hornet, le porte-avion qu’il commandait. John Ford
récupère les images et avec ses huit boîtes de film 16 mm sous le bras, il prend
un avion pour Honolulu, puis pour Los Angeles et finalement rejoint Washington
D.C. Mal rasé, ébouriffé et le bras en écharpe, sa dégaine de vieux marloux
revenant des combats fait une forte impression. Louella Parsons, surnommée la
commère d’Hollywood, va célébrer sa bravoure et en faire un héros dans les colonnes
de la presse de l’époque. Ford reçoit médailles et citations mais il relativisera
ce qu’il vient de faire : « Comparé
à ceux qui se battent, je suis un lâche, le courage c’est quelque chose, je ne
sais pas, de très dur à trouver. Tout ce que je sais c’est que je ne suis pas
courageux… » Une modestie qu’il piétinera pourtant quelques années
plus tard lorsqu’il assurera à Peter Bogdanovich qu’il était seul pour tourner
le film ou qu’il se répandra en détails et anecdotes fantaisistes afin
d’enjoliver sa légende. Ford raconte ainsi que « l’avion volait si bas que j’ai pu voir le sourire sinistre du pilote »
et assure qu’il a renvoyé son assistant afin de le protéger : « je lui ai dit qu’il était trop jeune
pour mourir, alors je l’ai envoyé se cacher quelque part »… Lorsque la
légende dépasse la fiction, il faudrait imprimer la légende paraît-il. Pourquoi
pas, mais n’oublions pas qu’ici, cette légende s’imprime aux dépens des autres
cameramen qui ne méritent pas que leurs noms soient oubliés. McKenzie
interviendra ainsi plusieurs fois publiquement afin de rétablir la vérité et
de rappeler que les scènes aériennes ont été filmées par le jeune Lieutenant
Pier.
Robert Parrish
Mais pour l’instant, à peine rentré
au pays, le temps est à l’urgence. Il donne rendez-vous à son ami Robert
Parrish pour lui remettre les boîtes de film. Il sait que ce qu’il y a là est
non seulement totalement inédit, mais surtout extrêmement sensible. Il charge
Parrish de tirer de ces rushs un petit film de 20 minutes. Jusque-là, l’unité
de Ford n’avait produit que des documentaires techniques pour les soldats (Comment
opérer derrière les lignes ennemies, Comment interroger un prisonnier…),
alors Parrish demande à Ford s’il souhaite un film qui résume de manière
factuelle ce qui s’est passé pour les archives, ou s’il veut un film de
propagande. « Qu’est-ce qu’un film
de propagande ? » aurait
répondu Ford. « Eh bien, est-ce pour le public ou est-ce pour l’OSS ? »
Parrish rapporte dans son autobiographie la réponse de Ford : « C’est pour les mères d’Amérique, c’est pour
qu’elles sachent que nous sommes en guerre, que nous nous sommes fait botter le
cul pendant cinq mois mais que maintenant on commence à répondre ! »
Ford emmène Parrish pour lui montrer les rushs dans une petite salle de
projection et poste un garde armé devant la porte. Il pense qu’il ne faudra pas
longtemps pour que la Navy commence à se poser des questions sur ce qu’il a
tourné et ce qu’il fait de ces images, alors il explique à Parrish qu’il doit
retourner aussi vite que possible à Los Angeles. « Lorsqu’on découvrira à Honolulu que j’ai escamoté le film, les censeurs
de la Navy vont venir fouiner avec assez de détermination pour nous arracher le
projet. Ils vont nous coller sept ou huit producteurs associés sans compter les
gens des relations publiques… Les quatre corps d’armée vont commencer à se chamailler
et tout ça va tellement s’embourber dans la paperasserie et les coups de
cutters que nous ne verrons jamais rien, et les mères d’Amérique non plus !
Alors tu vas prendre le premier avion pour Hollywood et tu emmènes tout ça là-bas.
Ne fais de rapport à personne, ne parle à personne, va chez ta mère et
cache-toi jusqu’à ce que je te recontacte ! Ils vont bientôt être à mes
basques et je veux pouvoir leur dire que je n’ai aucun film avec moi ! »
Parrish objecte, tente de raisonner Ford et de le prévenir que la colère de la
Navy risque d’être terrible. « Ça
sera trop tard ! Nous aurons notre film ! De plus, ça n’est pas de
mon ressort si un engagé a volé huit boîtes de film et a filé chez sa
mère ! » Parrish, en salopette, n’a pas le temps de se changer
qu’il est déjà en plein vol pour la côte Ouest. Il arrive chez sa mère et lui
explique qu’il travaille sur un projet secret pour l’OSS. Sa mère se moque de lui
: « Qu’est-ce que le SOS (sic) ferait de films de gars en
salopettes ? » Deux ans plus tard, Robert Parrish retourne voir sa mère, « Qu’est devenu ce film en salopette que tu
faisais pour le SOS ? » lui demande-t-elle…
Le lendemain, Parrish reçoit un coup
de fil de Dudley Nichols, le scénariste de La Chevauchée fantastique. C’est un libéral,
proche de Ford, et il raconte qu’il a été contacté par le réalisateur pour
travailler sur son projet ultra secret. Parrish lui projette les quatre heures
de rush dans une petite salle de projection de la vallée de San Fernando. Le
lendemain, ils sont rejoints par Ford qui rappelle à Parrish d’être extrêmement
prudent : « Si des gens de
l’ONI (Office of Naval Intelligence) viennent fourrer leur nez dans le coin et
posent des questions sur ce que tu fais, tu leur dis que ce ne sont pas leurs affaires. »
« Et s’il s’agit d’officiers ? »
répond Parrish. « Tu n’ouvres pas et
tu les envoies se faire foutre ». Nichols abandonne alors le film sur
lequel il travaille pour se consacrer à La Bataille de Midway. Pendant 48
heures ininterrompues, Parrish et l’ingénieur du son Phil Scott vont œuvrer sur
un premier cut, enfermés dans une salle de montage gardée jour et nuit par un
soldat armé, pendant que Nichols rédige une première narration. Ford va ensuite
prendre contact avec un autre scénariste, James Kevin McGuinness, un
réactionnaire à l’opposé de Nichols. McGuinness ne se laisse pas convaincre
facilement mais Ford le titille, ironisant sur son boulot dans la publicité et
le mettant au défi de faire quelque chose d’utile à l’effort de guerre. Ford
appelle quelques acteurs, dont Henry Fonda et Jane Darwell, pour qu’ils
viennent enregistrer la voix off sous sa conduite. Toujours en secret, il
convoque ensuite Al Newman et lui donne une liste de morceaux de musique à
monter sur le film. Enfin, Parrish doit récupérer le montage et l’amener à
Washington, particulièrement inquiet d’avoir à se déplacer avec du matériel de
haute confidentialité chapardé à la Navy alors qu’il n’a aucun ordre
officiel ! « Si je me fais
attraper, je vais aller pourrir dans une prison de Chavez Ravine et les mères
d’Amérique seront bien déçues ! Surtout la mienne ! » Car le
bruit qu’un type bosse sur un film secret commence à se répandre et des agents
de l’ONI s’apprêtent à enquêter sur l’officier en charge de cette affaire. Pour
Ford, c’est simple, il n’y a personne d’autre que Parrish sur ce coup, et comme
Parrish n’a pas d’ordre, il n’y a pas d’officier en charge, et donc pas de
projet. Parrish apprend que l’ONI est sur le point de débarquer chez lui alors
il se précipite à l’aéroport et prend sur le champ un avion pour Washington afin
de livrer le film à Ford. Parce qu’il anticipe les susceptibilités de chacun,
Ford demande à Parrish de mesurer la pellicule consacrée à chaque corps
d’armée. L’équilibre est presque parfait mais il manque un mètre et demi aux marines.
Il se saisit alors d’une paire de ciseaux et coupe un plan montrant en gros
plan le fils du Président, le major James Roosevelt du corps des marines, et l’incorpore
au film. Ford, La Bataille de Midway sous le bras, va le soir même projeter le
film à la Maison Blanche.
Il se raconte que pendant la
projection, Roosevelt aurait parlé et fait des commentaires jusqu’à ce
qu’apparaisse le plan de son fils, laissant alors le film s’achever dans un
silence pesant, uniquement secoué par les sanglots de Mrs Roosevelt. Le président
se serait ensuite levé et se serait tourné vers ses conseillers pour s’exclamer :
« Je veux que toutes les mères
d’Amérique voient ce film ! » Parrish emmène donc le négatif aux
laboratoires Technicolor et le film d’une durée finale de 18 minutes est
tiré à plus de 500 copies qui vont être distribuées par la 20th Century Fox. La
Bataille de Midway envahit les salles le 14 septembre 1942 et remporte
l’Oscar du meilleur film documentaire l’année suivante.
Depuis des mois, l’Amérique accumule les
récits de résistance héroïque de ses troupes tenant jusqu’au bout des îles
finalement submergées les unes après les autres par les forces japonaises. Il
fallait s’accrocher, arracher le plus de temps possible à la Navy afin de lui
permettre de rebâtir sa flotte. Alors l’idée de Ford n’est donc pas de créer un
film technique relatant une bataille qui, de toute façon, lui a globalement
échappée. Parce que si la bataille a bien balayé l’atoll de Midway, le
véritable combat s’est déroulé loin des plages de l’île Est, il s’est éparpillé
au large, grouillant dans les airs et suivant le sillage des lourds vaisseaux
de guerre. La volonté de Ford est donc de créer un récit qui puisse toucher l’Amérique.
Un film dont la poésie irait droit au cœur des fameuses mères américaines et qui
leur expliquerait le sens des sacrifices exigés. Probablement secoué au point
de vouloir que l’audience partage l’intimité qu’il a pu avoir avec ces hommes,
Ford utilise une narration qui s’adresse directement au spectateur. Appuyé par
la voix off, le carton d’introduction rappelle que toutes les images sont
réelles et tout est fait pour que le spectateur soit plongé au cœur de
l’engagement. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma américain,
l’explosion d’une bombe a été saisie sur film de manière stupéfiante. La
pellicule est sortie de son guide et on peut voir le film sauter sur l’écran.
Le sujet contamine le support comme si le terrible souffle de la bombe voulait
s’imposer au spectateur. La Bataille de Midway cherche ainsi
à faire participer son audience au combat jusqu’à une conclusion qui évite le
triomphalisme pour laisser place à une certaine amertume. Mais la mélancolie
qui s’échappe de ces images qui invitent les Américains à être témoins des
recherches puis des services funéraires ne doit pas laisser de doute, La
Bataille de Midway est un film qui célèbre la volonté que le peuple
doit mobiliser. Midway a beau être une éclatante victoire, il ne s’agit
pourtant que d’un épisode d’une bataille bien plus vaste, une bataille dont
l’issue reposera sur cette volonté. L’Amérique et ses mères doivent comprendre
le sens de cet engagement et si Midway, « le jardin de l’Amérique », est sauf, il s’agit maintenant d’aller
arpenter le chemin qui mène à la victoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire