« Dans
la vie politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle
qui mène de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du
glamour » écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des
années, ces connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes
se sont interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à
rêve. Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du
cinéma américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont
naturellement dans le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en
question, entre compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé
énormément aux idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité.
AAARG! revient sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée,
leurs motivations ainsi que les conséquences de tels rapports.
NOUVELLES GUERRES
1945 - 1960
On aurait pu croire que la fin de la
guerre allait avoir une influence sur la production de films de propagande. Il
n’en est rien. 1945, la paix est signée mais le monde reste en guerre… et
Hollywood n’est pas prêt à baisser les armes, au contraire ! Pour le
journaliste David Robb, « la
collaboration entre Hollywood et les militaires a atteint son zénith dans les
années 50, lorsqu’on produisait à tour de bras des films se passant durant la Seconde Guerre mondiale et la
guerre de Corée. C’était l’apogée de la guerre froide,
du maccarthysme et de ses listes noires. Patriotisme et anticommunisme étaient
à l’ordre du jour et Hollywood prenait ses ordres directement du Pentagone. » La capitulation de
l’Allemagne et la mise à terre par l’atome du Japon scellent la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Les soldats reviennent chez eux et chacun panse ses plaies
mais très vite les promesses terrifiantes de la guerre froide vont bientôt
s’imposer au cœur des foyers américains. Pour ces derniers, la paix ne durera
qu’une petite poignée d’années avant qu’en 1950 n’éclate la guerre de Corée,
aimable introduction au carnage qui se prépare dans tout le Sud-Est asiatique.
Les forces de l’Axe vaincues laissent place à un nouvel ennemi pendant que la
domination du monde et l’annihilation possible du genre humain s’imposent dans
les enjeux d’un affrontement qu’on croirait écrit par des scénaristes de séries
B. Cet article revient sur l’époque où l’Amérique triomphante se pensait
invulnérable, avant que les sixties et le « merdier » ne
sifflent la fin de la récré, laissant le rêve américain se fracasser sur la
réalité.
Mais pour l’instant, nous sommes
encore en 1945 et Hollywood fête l’armistice avec Les Sacrifiés (John Ford)
et le formidable Les Forçats de la gloire (William Wellman) qui sont les deux
derniers grands films à avoir été produits pendant le conflit. Malgré leurs
immenses qualités, ces films peinent à s’imposer au box-office et cet échec
relatif va museler les velléités d’Hollywood à poursuivre, en tout cas pour le
moment, un retour aux grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale. On se
demande si le public a envie de payer pour retrouver sur grand écran les
horreurs d’une guerre qui vient de s’achever. Dans l’immédiat, l’intérêt va se
tourner vers les films traitant du retour au pays des soldats. Les marines
soutiennent ainsi activement la production de L’Orgueil des marines
(Delmer Daves, 1945), puis de Jusqu’à la fin des temps (Edward Dmytryk, 1945) et, en 1946, Les plus belles années de notre
vie (William Wyler) remporte un succès gigantesque. Si les difficultés
engendrées par la réhabilitation et les traumatismes des vétérans sont au
sommaire de ces films, le traitement est bien sûr nettement plus léger que ce
qu’on pourra découvrir dans Que la lumière soit, le documentaire
édifiant de John Huston que l’armée censurera pendant 40 ans.
Bastogne
En 1949 l’Amérique réorganise son Department Of Defense (DOD) puis ouvre
un bureau de liaison à Hollywood avec pour mission de suivre les films qui
pourraient intéresser les militaires et de garder un œil sur ceux qui
pourraient nuire à leur image. À sa tête, un ancien des relations publiques de
l’armée : Don Baruch. Il restera à ce poste jusqu’à sa retraite en 1989.
Pendant 40 ans, c’est lui qu’Hollywood doit voir si les studios cherchent à
obtenir une coopération avec les différents corps d’armée. Cette assistance
s’articule autour de trois principes clairs : elle se doit d’être
bénéfique pour la moralité des membres du service concerné, bénéfique pour le
public grâce à une meilleure information sur le travail des forces armées et
bénéfique pour leur recrutement. C’est également cette année-là qu’Hollywood décide
de mettre sa prudence de côté. À l’aube des années 50, le succès de quatre
films va relancer l’industrie du cinéma de guerre et redéfinir ses enjeux pour
la décennie à venir. Il s’agit d’Un Homme de fer (Henry King), Horizons
en flammes (Delmer Daves), Bastogne (William Wellman) et Iwo
Jima (Allan Dwan).
Darryl Zanuck, de la 20th
Century Fox, se tourne vers l’Air Force pour tourner Un Homme de fer. Il veut
s’assurer que les militaires sont d’accord pour une coopération totale qu’il
estime indispensable pour que le film puisse exister. La production va ainsi
prendre en compte l’avis des militaires qui ne vont pas tarder à multiplier les
remarques. L’État-major s’agace du scénario qui met en scène un officier
irresponsable et présente la vie des soldats de manière un peu trop détendue. Finalement,
la coopération est entérinée et l’Air Force va abattre avec enthousiasme un
travail comparable à celui d’une véritable équipe de production : préparation
des lieux de tournage, mobilisation de milliers de figurants et de vastes
mouvements de troupes, mise à disposition de matériel et notamment de vieux
bombardiers B-17… Un tel investissement nous pousse à nous demander si c’est
l’armée qui collabore avec Hollywood en lui fournissant ce dont les cinéastes
ont besoin, ou si ce n’est pas plutôt Hollywood qui collaborerait à la
fabrication de propagande en fournissant les fonds et les talents artistiques
nécessaires à la stratégie commerciale des différents corps militaires ?
En septembre, la Warner sort Horizons
en flammes dont la production avait été suspendue quelques années. La
Navy cultive un intérêt particulier pour ce film car le scénario reprend
littéralement le message qu’elle souhaite porter sur la place publique afin de
justifier ses programmes. On y suit les aventures d’un aviateur de l’aéronavale
qui se rend à Washington afin de militer pour le développement de la flotte de
porte-avions, persuadé qu’ils sont la clé pour gagner la guerre. Il s’agit de
rappeler au public que, de la bataille de Midway à celle d’Okinawa, le rôle
stratégique de ces bâtiments de guerre a été décisif. Le personnage tient ainsi
face aux sénateurs un discours d’une limpidité évidente dont l’argumentaire est
l’illustration littérale de ce que la Navy cherche à imposer au
Pentagone : « Les porte-avions
ont gagné la guerre du Pacifique et protègeront la nation américaine de toute
agression future. » La Warner va également profiter de
l’actualité en anticipant la sortie du film de plusieurs mois afin de coïncider
avec un débat au Congrès devant statuer sur le choix entre développer une
flotte de porte-avions ou bâtir une armada de bombardiers. Cette concurrence
entre la Navy et l’Air Force va ainsi alimenter la production cinématographique
des années suivantes, chaque corps cherchant à gagner l’opinion publique grâce
à une série de films défendant leurs intérêts respectifs. La Navy va ainsi apporter
son aide active à L’Escadrille de l’enfer (Lesley Selander, 1952), L’Escadrille
panthère (Andrew Marton, 1954) et Les Ponts de Toko-Ri (Mark Robson, 1954),
trois films fournissant les images publicitaires dont elle a besoin. Et de son
côté, l’Air Force va collaborer au Grand Secret (Melvin
Frank et Norman Panama, 1952) et à Bombardiers B-52 (Gordon Douglas, 1957). Ils vont également travailler sur Strategic
Air Command (Anthony Mann, 1955), un film directement réclamé par le général
Curtis LeMay auprès du scénariste Beirne Lay. Le Strategic Air Command (SAC) est
une branche de l’Air Force fondée en 1946 et qui a la responsabilité des armes
atomiques. Son but est de pouvoir garantir l’efficacité de l’arsenal nucléaire en
cas d’attaque. Au début des années 50, il s’agit de présenter au peuple
l’importance d’un dispositif qui verra bientôt ses bombardiers se relayer en
vol afin d’être prêts à frapper à tout moment. Les films qui font la promotion
du SAC exaltent l’importance capitale de sa mission et cherchent à justifier
auprès du peuple américain les raisons de son développement. Ces films visent à
impressionner le public en mettant en avant l’arrivée d’une puissance de feu
inédite et tentent de légitimer le sacrifice quotidien des pilotes d’une unité qui
connaît alors le plus haut taux de divorce de toute l’armée américaine. Souvent
très naïfs, ces films seront bientôt rendus obsolètes par l’arrivée, la
décennie suivante, de drames (dont le plus célèbre est Dr Folamour de Kubrick)
qui illustreront les conséquences tragiques provoquées par le dysfonctionnement
d’un programme que l’armée n’arrivera jamais à rendre vraiment sympathique aux
yeux du public…
En marge du conflit interne qui anime
la Navy et l’Air Force, Don Schary va produire avec l’aide de l’Army le
spectaculaire Bastogne réalisé par William Wellman en 1949. Il s’agit de
dépeindre la résistance héroïque d’une troupe de GI’s attendant désespérément
d’être secourus. Des vétérans du 101e bataillon, qui défendit
âprement Bastogne, sont envoyés pour assurer la vraisemblance de la
reconstitution. Comme toujours chez Wellman, le film est porté par d’immenses qualités
artistiques et par une approche rigoureuse du conflit. Bien que le public
semble à cette époque fatigué des récits pathétiques et boueux de la piétaille,
concurrencés par les films aux visuels boostés par la présence de bâtiments de
guerre rutilants, le film est succès magistral.
John Wayne
Un succès comparable à celui que
rencontre John Wayne qui va troquer cette année-là son image de cow-boy
ténébreux pour celle du soldat taciturne. Même si par le passé il a déjà joué
des rôles de militaire, il va imposer cette nouvelle image avec Iwo
Jima (Allan Dwan, 1949), un film matriciel dont le succès immense va imposer
au monde, et pour les décennies à venir, la mythologie du corps des marines. Soldats
d’élite, entraînement brutal et sergent instructeur vociférant, tout ce qui
deviendra bientôt un cliché de la culture pop (souvenons-nous de l’engagé Joker
imitant John Wayne dans Full Metal Jacket) est déjà dans Iwo
Jima. Bien sûr, nous sommes encore loin du désastre vietnamien alors l’heure
est au développement candide d’une image positive. Les marines sont si fiers du
film qu’ils l’intègrent à leur formation et le projettent régulièrement à tous
leurs hommes... Ce prodigieux succès provoque un afflux supplémentaire de
recrues qui, selon eux, se reproduirait à chaque diffusion télévisée du film.
Les années suivantes, d’autres films estampillés marines cherchent à
reproduire encore et encore le succès d’Iwo Jima. Cette production atteint
une telle frénésie que le président Truman aurait déclaré que les marines
avaient « une machine de propagande
pratiquement aussi efficace que celle de Staline ». Okinawa,
Les
Diables de Guadalcanal, Le Bataillon dans la nuit, Le
Cri de la victoire, The D.I., Dieu seul le sait… Tous ces films sont soutenus activement par
le corps et si aucun ne retrouvera le succès d’Iwo Jima, tous
participeront à la création d’une mythologie qui, à l’instar de l’enthousiasme
pour l’arme atomique, ne tardera pas à se confronter à une situation
catastrophique.
***
À cette époque, la production de films de guerre privilégie
de loin le théâtre d’opération du Pacifique. C’est là, en face du Japon que
l’armée américaine a tant peiné à faire fléchir, que va s’ouvrir un nouveau
front pour le Pentagone et Hollywood. 25 juin 1950, un an après la fin de la
guerre d’Indochine, l’armée de la Corée du Nord envahit la Corée du Sud et occupe
Séoul. Deux jours plus tard, l’ONU demande aux USA d’intervenir et le général
McArthur prend la tête des opérations. La Chine va intervenir directement aux
côtés du Nord alors que l’URSS se limite à fournir des armes et des véhicules.
Après cinq ans d’une boucherie fratricide qui provoque plus d’un million et
demi de morts la guerre s’arrête. Par rapport au combat contre l’ogre nazi, la
guerre de Corée va être un sujet beaucoup plus compliqué à appréhender pour
Hollywood qui doit faire face à un conflit impopulaire et déprimant. Une guerre
qui a le goût d’une opération de police aux engagements troubles. Durant les
années 50, une trentaine de films vont pourtant être réalisés sur ce conflit et
proposeront un spectre qui ira d’œuvres bellicistes cherchant péniblement à
justifier la noblesse d’un engagement contesté à d’autres plus polémiques
traitant des problèmes sociaux de l’époque. Cherchant à retrouver la légitimité
absolue que représentait le combat contre les nazis, certains films évoquent le
conflit du moment en se tournant vers le passé. C’est par exemple le cas de
l’insupportable L’Enfer des hommes (Jesse Hibbs, 1955) qui évoque la vie d’un
véritable héros de guerre mise en avant comme une source d’inspiration pour
toute la jeunesse américaine validée par une austère présentation menée par le
véritable général Walter Bedell Smith. Il s’agit de justifier un engagement aveugle,
quel que soit l’ennemi. Le héros va tout quitter pour une carrière militaire
qui représente le seul espoir d’accomplissement personnel. Aussi caricatural
qu’idiot, le film est salué à sa sortie par l’Army qui considère que ce film
« devrait être utilisé par l’armée à
des fins d’enrôlement. »
L'enfer des hommes.
La collaboration entre Hollywood et
Washington n’est pas toujours aussi fusionnelle que pour ces films souvent
initiés par les militaires eux-mêmes ou écrits par des soldats devenus
scénaristes. Certains réalisateurs approchent l’armée avec des intentions plus
pragmatiques que bellicistes. Les images d’archives offrent en effet un moyen
peu coûteux d’éviter les onéreuses reconstitutions des combats et les troupes
en manœuvre permettent de mettre en boîte, toujours à moindres frais, des plans
impressionnants qui boostent des films tournés à l’économie. Sur certains
films, les réalisateurs se cantonnent aux scènes de dialogue en studio et
utilisent, pour toutes les scènes d’action, uniquement des images fournies par
les militaires. Avec la multiplication des films, et donc des requêtes,
certains couacs apparaissent. Parce que les studios ne sont guère intéressés
par produire des œuvres controversées et parce que les scénaristes sont pour la
plupart effrayés à l’idée de passer pour des communistes, ces films rejetés par
l’armée restent plutôt rares. Hollywood est également très pusillanime, la
guerre froide et ses bouillantes conséquences en Corée n’encouragent pas les
producteurs à arpenter les chemins de la polémique. Bien que la Seconde Guerre mondiale
soit officiellement achevée, le temps n’est pas à la remise en cause des
procédures ou des compétences de l’armée américaine. Mais les désirs des militaires
étant parfois insondables, il arrive régulièrement qu’Hollywood et Washington
n’arrivent pas à s’entendre.
Parfois, le réalisateur tente un coup
de force. C’est ce que Howard Hughes a fait après que l’Air Force l’a approché
pour réaliser Une minute avant l’heure en 1952 afin de faire la promotion de
ses planeurs de combat. À la fin du film, une séquence absente du scénario
montre des américains tirer au mortier sur des réfugiés coréens. Les militaires
sont scandalisés et refusent de donner leur approbation au film. Hughes tient
bon, garde la scène et coupe simplement le carton final de remerciement envers
l’armée. Ce même carton sera également retiré du générique de fin d’Ouragan
sur le Caine (Edward
Dmytryk, 1954) mais cette fois-ci à la demande de l’armée qui s’est
rendu compte, le film terminé, que le récit d’une mutinerie à bord d’un
vaisseau américain n’était pas vraiment le genre de message qu’elle souhaitait
véhiculer. Pour le film Commando dans la mer du Japon
(Nathan Juran, 1957) la Navy souhaite éviter de passer pour un organe de
censure. Ils discutent donc directement avec les producteurs pour qu’ils
influencent, discrètement, le scénariste Bernie Gordon afin qu’il modifie le
script. Lorsque la Navy invite à bord d’un de ses sous-marins l’équipe du film,
Gordon préfère se défiler. Étant blacklisté par les maccarthystes, il a écrit
le film sous un pseudo et la dernière chose qu’il souhaite au monde est
d’approcher une base militaire, craignant, s’il était reconnu, d’être accusé
d’espionnage par le FBI. Ironiquement, le film est porté par l’un des informateurs
les plus zélés du Bureau, Ronald Reagan !
L’adaptation du best-seller de James
Jones, Tant qu’il y aura des hommes (Fred Zinnemann,
1953), dont l’histoire montre un soldat victime de brimades, va
également poser un problème évident. Bien que les producteurs soient de bonne
volonté et réécrivent sans cesse le scénario, l’armée se demande bien quel
profit elle pourrait tirer de cette édifiante histoire. La dimension sulfureuse
du sujet inquiète l’État-major et aurait dû condamner le projet à un refus pur
et simple mais Donald Baruch décide qu’une coopération leur permettra de garder
un œil sur la production ainsi qu’un levier pour en limiter les aspects les
plus déplaisants. À sa sortie, le film mettra en colère une partie du public, choqué
de voir un film au discours antimilitariste. Les plaintes s’accumulent sur le
bureau du Department Of Defense qui tente de justifier leur coopération d’un
côté tout en bannissant le film de son circuit interne.
En 1956, lorsque Robert Aldrich
prépare Attaque ! pour United Artists, il est hors de question que
l’Army collabore à un projet qui met en scène l’assassinat d’un officier
incompétent par l’un de ses hommes. Pour l’Army : « Il est évident qu’il n’est pas souhaitable,
ou possible, d’offrir une coopération officielle aux productions qui auraient
tendance à discréditer le personnel et, ce faisant, à saper ou détruire le
moral des militaires. » Robert Aldrich refuse de réécrire son scénario
et déclare, furieux, qu’il « ne veut
pas qu’on lui ordonne comment faire son film ! » L’affaire atterrit
sur le bureau d’un membre du congrès, Melvin Price, qui s’émeut et qualifie la
réponse de l’armée de « tentative
honteuse d’imposer une censure sur un film » sans que les investigations
du Congrès n’aillent plus loin…
En racontant dans Air
Strike l’histoire d’un Noir et d’un Juif à bord d’un porte-avions
durant la Seconde Guerre mondiale, le réalisateur producteur Cy Roth essaye de
monter un film sur le racisme dans les rangs de l’armée de l’air mais le Department
Of Defense lui oppose un « non » catégorique. Roth décide alors de
contre-attaquer et d’écrire au président Eisenhower pour dénoncer la
discrimination dont il se dit être victime. Le DOD lui réexplique alors les
modalités de coopération. Finalement, grâce à l’enthousiasme déployé par
le réalisateur à plaider sa cause, le chef de l’Air Force décide de diligenter une
enquête du FBI. Peu de temps après le début de l’enquête, Roth, terrorisé,
décide finalement qu’il est prêt à retravailler son scénario pour coopérer à
100 %. Le film racontera les aventures d’une bande de pilotes de chasse et
tout ce qui touche au racisme est dégagé. In
fine, même si elle s’est impliquée dans le film, l’Air Force trouve Air
Strike si mauvais qu’elle exige auprès du réalisateur de ne pas être
créditée au générique.
D’une manière générale, les années 50
voient l’arrivée de la question raciale et la mixité forcée provoquée par la
guerre, et l’évolution des mœurs rendent ce sujet de plus en plus difficile
d’éluder. Je suis un nègre (Mark Robson, 1949)
traite d’un soldat noir confronté au racisme durant la guerre du Pacifique.
Dans J’ai
vécu l’enfer de Corée (Samuel Fuller, 1951) un
prisonnier coréen demande à un soldat américain d’origine japonaise ses
motivations pour se battre pour un pays qui finalement le traite si mal. Le
film soulève l’ire des militaires qui ont fourni des images d’archives et,
pendant le scandale, personne ne semble s’émouvoir du fait que ces images
historiques restent la propriété exclusive du Department Of Defense qui les
négocie selon son bon vouloir. Pour produire en 1955 l’ambitieux Cri
de la victoire, Raoul Walsh sait qu’il doit obligatoirement se mettre
d’accord avec la Navy. Il est persuadé que l’accès au matériel militaire est
indispensable pour le tournage. Le scénario du film est donc mutilé et tout ce
qui touche aux conflits raciaux entre les soldats va être biffé. Il est
dramatique de se rendre compte que pour que le film puisse exister, il aura
fallu le vider d’une bonne partie de sa substance dont le discours finit par
contredire les intentions initiales. Le DOD se justifie en expliquant qu’il n’a
rien, dans le fond, contre ces débats mais que ces derniers ne sont pas dans
l’intérêt du gouvernement. Pour Don Baruch, « ils pourraient être utilisés facilement par les communistes à des fins
de propagande anti-américaine. »
Battle Cry
Le Cri de la victoire est finalement une victime officielle
de l’obsession anticommuniste qui se met rapidement en place après la guerre et
influence lourdement le cinéma de guerre américain. Eric
Johnston (ancien président de la Chambre du commerce des USA et désormais à la
tête du Motion Picture
Producers and Distributors of America) déclare en 1947 que « le cinéma américain est et doit être toujours
davantage une arme de combat contre le communisme. […] Les films
américains apportent des preuves palpables du mensonge et de la propagande
totalitaire. La vieille légende de la décadence du capitalisme aux USA
s’effondre sitôt que le public a la chance de voir nos films et d’en tirer des
conclusions. » La guerre froide prévue avant la fin de la Seconde Guerre mondiale va naturellement pousser les autorités à prolonger
les demandes du mémo diffusé dès 1943 sur le traitement au cinéma des Allemands
et des Japonais. Il s’agit de préparer l’opinion américaine à accepter que les
ennemis d’hier sont devenus les alliés d’aujourd’hui et que tous sont unis
contre une menace aux dimensions inédites : le péril communiste. Mais le
développement des armes nucléaires donne une dimension quasi biblique aux
conséquences probables d’un conflit avec les Soviétiques que le cinéma va avoir
du mal, dans un premier temps, à appréhender.
Ainsi, sans qu’il soit possible de vraiment
mesurer l’influence que les desiderata stratégiques du Pentagone aient pu avoir
sur Hollywood, la production cinématographique traitant de la Seconde Guerre
mondiale va ainsi enchaîner les portraits d’Allemands très respectables. En
1949, le discours final de Bastogne insiste sur le fait que la
guerre est la conséquence de la folie des nazis, mais pas du peuple allemand.
L’année d’après, La Ville écartelée (George Seaton, 1950)
traite du blocage de Berlin par les Soviétiques et Henry Hathaway avec Le
Renard du désert (1951) porte
à l’écran une représentation mensongère du maréchal Rommel basée littéralement
sur la propagande créée de toutes pièces par les nazis. Face au communisme, il
y a urgence alors le public doit comprendre que les ennemis d’hier, ceux contre
qui ils s’étaient mobilisés moins de dix ans plus tôt, sont devenus les amis
d’aujourd’hui. La priorité est donc aux récits de guerre articulant les destins
de soldats respectables avec qui on peut faire une paix honorable. Des soldats
comme ceux de Torpilles sous l’Atlantique (Dick Powell,
1957) où un commandant de sous-marin allemand qui déteste le Führer finira par
gagner le respect du capitaine du destroyer américain qui le traque
(contrairement au roman original où ce dernier haïra l’Allemand jusqu’au bout).
Des soldats comme celui interprété par Marlon Brando dans Le Bal des maudits (Edward Dmytryk, 1958), qui expriment des doutes, interrogent
leur loyauté puis qui condamnent sévèrement le régime nazi et ses atrocités. Le
Bal des maudits, qui jouit d’une collaboration réussie (images
d’archives pertinentes, pyrotechnie impressionnante) a vu son scénario clairement
orienté dans ce sens ; le caractère du soldat allemand étant profondément
modifié par rapport à ce qu’il était dans le roman. Bien sûr, ce changement a
été en partie voulu par Brando lui-même qui voulait apparaître dans un rôle
positif, mais pour Irwin Shaw, l’auteur du roman, il ne faut surtout pas
ignorer « l’influence du département d’État
qui était intéressé par la réhabilitation de l’image des Allemands à cette
époque. »
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INTERLUDE
Alors que la
guerre n’est pas terminée, le War Department informe Taylor Mills, de l’Office
of War Information que l’armée veut emmener des responsables d’Hollywood
visiter l’Europe afin de leur faire comprendre les enjeux que la capitulation
de l’Allemagne nazie va entraîner. Il s’agit de faire participer Hollywood à la
dénazification de 80 millions d’Allemands et de justifier également la présence
des troupes d’occupation en Europe.
Sont invités les
présidents de la Paramount, de la 20th Century Fox, de la Warner et
de la Columbia, ceux de RKO et de la MGM ainsi qu’une douzaine de cinéastes de
plus. Lorsqu’ils quittent le Pentagone pour leur voyage, le chef des armées,
George C. Marshall, leur dit : « Toutes
les armes ne valent rien sans morale, mais votre industrie a contribué
énormément à cette morale… et vous y contribuerez encore ! »
Pendant trois
semaines, ils vont donc d’un pays à l’autre (France, Allemagne, Yougoslavie,
Pologne, Roumanie…) pour rencontrer diverses autorités politiques, morales ou
religieuses. Les discussions tournent autour des difficultés rencontrées par
les exploitants locaux, ils s’interrogent sur les moyens de relancer cette
économie profitable aux intérêts américains mais également sur la nature même
des films à exporter. On leur explique ainsi qu’ils ne peuvent faire de films
contre le peuple allemand, mais seulement contre les nazis. Un pasteur allemand
les met en garde contre le pouvoir de séduction que le communisme pourrait
avoir auprès des jeunes. Les demandes vont toutes dans le même sens comme le
résume le producteur Sol Lesser qui rapporte le discours que la plupart des
commandants leur ont tenu : « Pour l’amour de Dieu, ramenez le message, la
guerre ne sera terminée que lorsque nous aurons réglé nos problèmes avec les Russes
et leurs alliés. En attendant, vaut mieux rester armés ! »
Pour l’armée qui
cherche à reprendre le contrôle de la jeunesse allemande, « le cinéma est un média bien plus valable que le sont les livres
d’école » et le Field Marshal B. Montgomery explique que « c’est
avec le cinéma que les Allemands seront rééduqués ! La semaine dernière, le
Soviet Marshal Zukhoff m’a dit : celui qui contrôle le cinéma, contrôle
l’Allemagne ! » Il est donc décidé de produire des films où l’on
montre de bons Allemands, des résistants antinazis. Le colonel Lieven souhaite
la réouverture aussi vite que possible des cinémas d’Hambourg et demande donc
des films pour remplir les salles. Ses exigences sont simples, il faut éviter
les films qui pourraient tourner en dérision l’Amérique et l’Angleterre, il
faut également éviter les films qui feraient trop de propagande à l’american
way of life, mais il faut présenter les Américains comme des gens raisonnables.
Les films de gangsters sont proscrits, les films musicaux sont bienvenus, si ce
n’est pas du jazz !
Un épais rapport est publié fin Juillet 1945. Voici les premières lignes :
« Le
cinéma, la presse et la radio sont trois grands médias. Pendant la guerre en
Europe, ils se sont mobilisés pour accélérer la victoire. Ils doivent
maintenant fournir le véhicule de communication à travers lequel une guerre
encore plus délicate et plus cruciale doit être gagnée. Le cinéma seul est
l’oreille et l’œil dans un langage que les gens de tout âge et de toute origine
peuvent comprendre. Le cinéma et la poudre à canon sont faits des mêmes
ingrédients. La poudre à canon, dans toute sa létalité, a offert dans les mains
des alliés le corps des rebelles ainsi que la patrie battue du peuple allemand.
Le cinéma, dans toutes ses formes, doit maintenant être utilisé pour la lutte
titanique pour nettoyer les esprits, changer les attitudes et gagner la
coopération des Allemands. Une génération entière de jeunes Allemands doit être
entraînée à vivre en paix avec ses semblables dans un monde si petit que toute
future guerre ne serait rien d’autre que du suicide
planétaire. Finalement, sur le front, le cinéma a une responsabilité
permanente. »
Francis Harmon, du War Activities Committee of
the Motion Pictures Industry, 25
Juillet 1945
***************************************
Les structures anticommunistes mises
en place après les grèves de 1919 avaient été mises en sourdine durant la
guerre. Elles sont dorénavant réactivées et le FBI peut désormais emmener et
interroger n’importe quel citoyen sur de simples soupçons. Deux grandes vagues
d’audition secouent Hollywood en 1951 et les thuriféraires de l’anticommunisme
comme Walt Disney, John Wayne ou Ronald Reagan prennent la tête d’une
« Croisade pour la liberté ». Le sénateur McCarthy va traîner le tout
Hollywood devant les tribunaux, provoquant la fuite de certains ou le « blacklistage »
d’autres se retrouvant obligés de travailler sous pseudonyme. Certains comme
John Huston, Frank Sinatra ou William Wyler créent le Comité du Premier
Amendement afin de contre-attaquer. Elia Kazan dénonce tous ses proches et
hérite du surnom de « Rat », Chaplin fuit en Europe en 1952 et
finalement le résultat de cette misérable chasse aux sorcières aboutit à la
condamnation d’une dizaine de personnes, refusant de répondre à la question
« êtes-vous un
communiste ? »
J'ai vécu l'enfer de Corée
Cette ambiance se reflète bien sûr
dans les films produits à l’époque et même dans des films progressistes,
rejetés par l’armée, comme J’ai vécu l’enfer de Corée, le
communisme est pourfendu, maudit. Dès le début des années 50, l’idéologie de la
« Civil Defense »
développée par la Federal Civil Defense Agency incite la population à se
préparer à un conflit nucléaire, n’ayant guère qu’une vaine proposition de
discipline collective à opposer à la bombe. Avec la télévision et la radio, Hollywood
est l’un des véhicules de cette propagande et le cinéma s’imposera rapidement
comme l’industrie qui saura porter au public l’idéologie de la sécurité
nationale. Hollywood (d’abord au travers des films de guerre, puis plus tard
grâce au fantastique et au cinéma catastrophe) présente au public l’institution
militaire comme étant un prolongement naturel de la nation et orchestre
indéfiniment les gestes de citoyens soldats se sacrifiant les uns après les
autres au nom de la Destinée Manifeste du pays. Le spectacle sans cesse
renouvelé de la destruction de l’Amérique a débuté. « C’est
dans cet étrange monde parallèle, crée par l’industrie de l’image, que
l’invasion des États-Unis par les extraterrestres commence » explique
Jean-Michel Valantin dans son élan à détailler le traitement de la menace dans
le cinéma américain. Apparaissent ainsi quelques films de SF traitant de ce
sujet et se développant d’abord en dehors du giron du Pentagone, n’étant que
très rarement aidé et peu pris au sérieux. Ils constituent pourtant la base d’un
cinéma qui va s’imposer pour les 60 ans à venir et qui permettra à l’Armée de
faire sa publicité sans pour autant avoir à se projeter dans des conflits réels
systématiquement impopulaires ou contre-productifs.
En 1954, Eisenhower rend publique la doctrine des
représailles massives en riposte à toute attaque ennemie. Cette dissuasion ne
sera jamais, elle non plus, très populaire et bien vite la science-fiction
s’empare du sujet. La menace prométhéenne et le risque qu’elle échappe à tout
contrôle va nourrir les films de monstres qui voient la nature contre-attaquer
en envoyant contre l’Amérique des fourmis géantes ou des araignées démesurées. En
1951, au-delà des métaphores évidentes qui voient derrière chaque
extraterrestre un communiste, Le Jour où la Terre s’arrêta fait, in fine, la promotion du système de
représailles massives. Le film, que l’Army va aider en fournissant quelques
soldats, se termine par un discours du visiteur de l’espace particulièrement
clair : « L'univers est plus petit chaque jour,
et la menace d'une agression, d'où qu'elle vienne, n'est plus acceptable. La
sécurité doit être pour tous ou nul ne sera en sécurité. Cela ne signifie pas
renoncer à la liberté mais renoncer à agir avec irresponsabilité. […] Une autorité aussi haute repose bien sûr sur la police qui la
représente. En guise de policiers, nous avons créé une race de robots. […] Au premier signe de violence, ils agissent
contre l'agresseur. Les conséquences de leur mise en action sont trop terribles
pour s'y risquer. Résultat : nous vivons en paix, sans armes ni armée, ne
craignant ni agression ni guerre, et libres d'avoir des activités plus
profitables. Nous ne prétendons pas avoir atteint la perfection, mais nous
avons un système qui fonctionne. » La
production de ces petits films de science-fiction mettant en scène les
conséquences burlesques du nucléaire va être relayée par l’arrivée de grands
films de guerre traitant du sujet avec un ton plus dramatique. Un bal terrifiant
et anxiogène lancé par le dépressif Dernier Rivage (Stanley Kramer, 1959) et qui sera poursuivi par Sidney Lumet et
Stanley Kubrick dans les années 60. Mais pour l’heure, Hollywood est encore le
véhicule attentif des ambitions militaires, continuant d’affirmer que la
dissuasion atomique est l’assurance d’un monde en paix. Destination… Lune ! (Irving Pichel, 1950) déroule, pour un
public venu voir le récit d’une aventure spatiale, la propagande de l’Air Force
qui réclame plus de crédits ainsi que le monopole de l’arme atomique. Les
militaires redoutent que la course à l’espace qui se profile ne leur échappe et
le film est un véritable plaidoyer pour qu’elle reste dans le giron militaire…
ce qui finalement arrivera en 1958 lorsque Eisenhower choisira une orientation
civile en créant la NASA.
Destination Lune
Les années 50 se sont arrachées du merdier de la Seconde
Guerre mondiale. Durant cette décennie cohabitent la naïveté d’une Amérique
sûre de son bon droit et de sa mission, soutenue par une armée qu’on ne saurait
remettre en cause. Mais les années 60 vont substituer My Lai à Iwo Jima et
Dennis Hopper à John Wayne. L’innocence belliciste et la propagande surannée
qui émanent du couple formé par Hollywood et le Pentagone vont bientôt être
littéralement piétinées par les colliers de fleurs et les bidons de napalm…
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