mardi 9 mai 2017

DE HOLLYWOOD A WASHINGTON 6 - LE DIVORCE



« Dans la vie politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour » écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des années, ces connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes se sont interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à rêve. Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du cinéma américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont naturellement dans le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en question, entre compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé énormément aux idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité. AAARG! revient sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée, leurs motivations ainsi que les conséquences de tels rapports.

De Hollywood à Washington
LE DIVORCE
1960 - 1970

Si les années 60 débutent avec Le Jour le plus long, une reconstitution gargantuesque du Jour J, elles s’achèveront dans une ambiance inédite où se multiplieront des films dans lesquels l’État-major américain est désormais considéré comme une menace. Les vieilles valeurs traditionnelles et réactionnaires vont être remises en cause par une nouvelle génération qui va questionner le bellicisme des générations précédentes. C’est à cette époque que la liaison entre Hollywood et le Pentagone va voler en éclats et déboucher sur un inévitable divorce. Mais on aurait tort de chercher les raisons de ce hiatus uniquement dans l’impopularité que va générer la guerre du Vietnam…

Au début des années 60, la liaison entre les militaires et les fabricants de films semble si bonne qu’elle aboutit au développement d’un des plus grands films de guerre de l’histoire : Le Jour le plus long. Sous la direction du producteur Darryl Zanuck, le film va combiner une grande partie des forces vives d’Hollywood avec celles des militaires. Adapté du livre enquête de Cornelius Ryan (immense succès en 1959) qui en a signé le scénario avec l’aide de pointures comme Romain Gary, Le Jour le plus long raconte le débarquement allié en Normandie grâce à une multiplicité de points de vue portée par un incroyable casting de stars internationales voyageant sur tous les théâtres d’opération. La débauche de moyens que le film exige nous renvoie directement 40 ans plus tôt aux Ailes de Wellman. Jamais une production n’avait mobilisé autant de forces et si Wellman avait établi un standard pour les films de guerre qui allaient suivre, le film de Zanuck, qu’il voit comme « la production la plus ambitieuse depuis Autant en emporte le vent et Naissance d’une nation », va lui aussi devenir un véritable modèle. 

Daryl Zanuck

 Lorsque Zanuck annonce la mise en chantier du film, en décembre 1960, il embauche trois réalisateurs (Ken Annakin pour les séquences françaises et britanniques, Andrew Marton pour les séquences américaines et Bernhard Wicki pour celles avec les Allemands) et explique qu’il supervisera toute l’opération. Dès le début, son ambition est claire, il s’agit de « faire le plus grand et le plus réaliste film à propos de la Seconde Guerre mondiale qui n’ait jamais été fait » et cette ambition ne saurait s’incarner au travers d’une compilation d’images d’archives (de toute façon en trop mauvais état). Il est donc convaincu que son projet a besoin d’une reconstitution à grande échelle de l’opération Overlord. Il annonce alors rapidement que le commandement de l’OTAN, ainsi que les quatre nations à avoir pris part à la bataille, lui ont promis une assistance pour faire le film. En réalité, il ne fait que débuter les négociations et la première personne que Zanuck va voir est le général Lauris Norstad, chef de l’Air Force de l’OTAN, qui lui conseille d’en parler au préalable aux quatre gouvernements impliqués. Sans trop de soucis, Zanuck arrive à les convaincre. L’armée britannique promet de fournir de vieux navires de guerre et 150 hommes, l’Allemagne du matériel divers, mais pas de troupes et la France, malgré la guerre en Algérie qui mobilise une partie de ses ressources, accepte de fournir deux mille soldats. Au niveau de la coopération avec le Pentagone, Norstad va se tourner vers le secrétaire adjoint de la Défense, Arthur Sylvester, afin d’appuyer les demandes rocambolesques de Zanuck. Et bien qu’il ait des soutiens de poids comme le président Kennedy qui s’est réjoui que le film se fasse, on explique à Zanuck qu’il ne devra pour autant compter sur aucun traitement de faveur. Loin de couler de source comme on aurait pu le croire, la coopération est décidée en mai 61 après quelques négociations et quelques modifications du scénario. Zanuck va alors parcourir toute l’Europe pour rassembler de quoi équiper l’armée qu’il met sur pied. L’Espagne de Franco fournit de nombreux tanks et des milliers d’armes allemandes et, s’ils trouvent des uniformes alliés sans problème, ils vont devoir fabriquer tous ceux des Allemands, l’armée de la RFA ayant détruit toutes les reliques de son passé nazi. 

Tournage du Jour le Plus Long.

 Mais lorsque les prises de vue pour la scène emblématique d’Omaha Beach doivent démarrer, l’armée britannique rappelle à Zanuck que sa flotte est accompagnée d’une note de 300 000 dollars de fuel. Il refuse de payer et se tourne vers l’armée américaine. Peut-elle déplacer ses troupes stationnées en Méditerranée vers la Normandie ? Le refus est catégorique, alors, pour filmer la séquence, la production se délocalise en Corse où les troupes amphibies américaines sont en manœuvres. Pendant ce temps-là, les troubles que génère la construction du mur de Berlin commencent à menacer le film. Le Pentagone mobilise ses troupes et rappelle à Zanuck que les hommes qu’on lui a envoyés peuvent être rappelés à tout moment. 

Éclate alors le scandale du Tonight Show de Jack Paar qui utilise des soldats pour habiller son show TV enregistré en direct à Berlin en face du Mur. Pour le sénateur Hubert Humphrey, le gouvernement a bien d’autres choses à faire que de fournir des hommes pour ce genre de spectacles ; ainsi débute une vaste controverse sur l’utilisation du matériel militaire et les regards obliquent bien vite vers le tournage pharaonique du Jour le plus long. Rapidement, il apparaît que Zanuck ne paie pas toutes ses factures. On interroge alors Norstad qui vient d’envoyer à l’une des équipes de tournage, située à l’île de Ré, 700 soldats supplémentaires venus de leurs garnisons en Allemagne. Le général de l’OTAN se défend, assure que Zanuck paiera et assure que les mouvements de troupes faisaient de toute façon partie d’une série de manœuvres. Surveillé par le Congrès américain, Zanuck se tourne vers la France dont le ministre des armées, Michel Debré, fournit mille soldats commandos supplémentaires pour faire face à l’hémorragie de forces américaines réduites à 250 hommes. Dans cette ambiance de suspicions les scandales s’accumulent et non seulement Zanuck est accusé de ne pas payer ses factures en faisant financer en partie son film par le Département de la Défense (DOD), mais on remarque également qu’il demande aux soldats de faire, pour les caméras, des choses particulièrement dangereuses, certains se plaignant même d’avoir été réquisitionnés contre leur gré… Malgré la pression, Zanuck parvient à terminer le film et part le montrer au DOD qui doit donner son aval avant son exploitation. Une séquence va alors poser problème, celle où des soldats US abattent des soldats allemands qui se rendent. Le temps que le Pentagone exprime son souhait de couper la scène, Zanuck leur a déjà tourné le dos, il a organisé une grande avant-première et a tiré des centaines de copies. N’ayant aucun moyen légal pour stopper la diffusion du film, les militaires sont estomaqués par ce qu’ils considèrent être une véritable trahison car non seulement Zanuck semble avoir exploité le système au maximum, abusant d’un modus operandi pourtant mis en place par le Pentagone lui-même, mais il a piétiné sans aucun égard l’accord de confiance tacite qui unissait les différents acteurs de cette coopération.

Arthur Sylvester

Mais à l’ombre de l’énorme succès que le film va connaître, une autre bataille continue de faire rage car le Congrès a profité du scandale entourant la production du film pour lancer une série d’enquêtes. Au centre des polémiques, Arthur Sylvester du Département de la Défense, doit répondre aux sénateurs de l’aide qu’il a offerte à Zanuck. L’attitude de ce dernier va forcer le Pentagone à faire un audit sur ses modalités de coopération. L’enquête interne va courir de 1962 à 1965 et va entraîner à cette époque une chute drastique de l’aide fournie par le Pentagone, réduisant mécaniquement la production de films de guerre. L’œuvre de Zanuck n’est pas le seul scandale à pousser le Pentagone à revoir sa collaboration avec Hollywood : en février 1962, huit mois avant la sortie du Jour, le tournage de L’aigle de Guam vire au drame lorsqu’un marin se tue en manipulant des explosifs. Le sénateur républicain Walter Norblad saisit l’occasion et demande qu’Hollywood embauche ses propres techniciens civils, expliquant qu’il est incompréhensible que des militaires fassent ce genre de travail. Sylvester, qui doit se justifier en permanence, gèle alors la plupart de ses décisions provoquant l’agacement d’Hollywood. L’association des sept principaux studios, la Motion Picture Association, contacte le sénateur Humphrey pour qu’il presse Sylvester à faire des propositions. Sylvester rassure le sénateur, en attendant la conclusion de l’audit, la coopération est toujours de mise. D’ailleurs, il travaille alors sur deux films, Le Téléphone rouge (Delbert Mann) et Patrouilleur 109 (Leslie Martinson) qui sortiront tous deux en 1963. Ce qu’il ne dit pas, c’est que ces deux films lui ont été imposés.

Le Téléphone rouge qui traite de la vie au quotidien des soldats du Strategic Air Command (SAC) est un film Universal que Sylvester avait initialement rejeté avant de se résoudre à l’accepter, le projet étant chaperonné par le général Curtis LeMay, père du SAC et l’un des hommes les plus puissants du Pentagone. LeMay a initié ce projet avec le producteur scénariste du film, Sy Bartlett, qui a servi dans l’US Air Force et a déjà beaucoup travaillé avec le Pentagone avant. Sylvester, pressé de toutes parts, subit une coopération forcée et demande alors à Bartlett une liste précise des hommes et du matériel demandés, ainsi qu’un emploi du temps détaillé de ces besoins. Une première pour le Pentagone… Pour Patrouilleur 109 aussi la situation est compliquée. Ce film Warner au ton fantaisiste n’aurait jamais dû recevoir l’appui du Pentagone mais, parce qu’il narre les jeunes années du président Kennedy qui entame alors sa campagne pour sa réélection, on a fait comprendre à Sylvester qu’il serait bon de recevoir les demandes de cette petite production avec bienveillance, le Président lui-même ayant approuvé la coopération. Il s’agit également de ne pas froisser la Warner qui vient, à ses frais, de produire un documentaire faisant l’apologie du corps des marines. Patrouilleur 109 demande une centaine de soldats, des avions et quelques bateaux mais la Maison Blanche commence alors à craindre que les républicains, suite au scandale du Jour le plus long, ne viennent s’intéresser à cette aide et à cause de la proximité entre le sujet du film et le Président, on redoute d’être accusé de favoritisme. La coopération est alors revue à la baisse, le nombre de soldats chute à une douzaine et les avions sont oubliés. La Warner doit embaucher des marins dans le civil et louer les avions. À sa sortie, le film est une déception, un nanar que toute la coopération militaire du monde n’aurait, de toute façon, jamais pu sauver.


En janvier 1964, après des mois d’indécision et de débats houleux, Sylvester rend son rapport et propose de nouvelles régulations qui passent par une évaluation précise de la qualité du film, l’assurance que le personnel sera protégé et en sécurité et que cette assistance n’interférera pas avec les opérations militaires des forces armées. L’idée est simple, l’armée ne peut et ne doit pas être à la disposition d’Hollywood. « On ne veut plus prendre acte de commandes d’Hollywood, nous voulons au préalable une définition plus précise de ce que la coopération implique. Ça ne peut plus être "vous venez vous servir de ce que vous voulez". […] L’armée des États-Unis ne peut être louée. » Les studios font pression auprès de Robert McNamara, le supérieur direct de Sylvester, et tentent de trouver une solution pour contourner ces nouvelles modalités, mais sans succès. À Hollywood, c’est le drame, les studios sont persuadés qu’ils vont devoir abandonner tout contrôle créatif aux desiderata des militaires, cela semble être désormais le prix de la coopération. 

C’est dans ce contexte qu’Otto Preminger lance la production de Première victoire. Preminger a besoin d’une lourde coopération pour son film et va, dans un premier temps, piétiner toutes les convenances dans un élan « d’ignorance crasse, de pure arrogance ou de naïveté politique ». Il demande au scénariste, James Bassett, de contacter directement Kennedy pour qu’il promette lui-même la coopération de la Navy. Le romancier refuse et Preminger doit donc passer par la case Sylvester. Au final, la Navy constate très vite que le réalisateur n’a pas grand respect pour elle et il semble évident qu’elle ne tirera aucun avantage du film. Ceci dit, pour Sylvester, c’est la preuve que son « nouveau » système de coopération fonctionne… Pour certains, comme John Horton qui travaille pour les studios à la coopération avec les militaires, le déclin du cinéma de guerre américain puise ses racines dans les contraintes découlant de ces nouvelles régulations. Qu’elles aient été réellement contraignantes ou que les déclarations de Sylvester aient suffi à effrayer Hollywood, le résultat semble être le même : les relations se refroidissent et à l’époque, des films comme Les Vainqueurs (1963) ou L’attaque dura sept jours (1964) vont se tourner à l’étranger pour éviter d’avoir à s’asseoir à la table des négociations avec le Pentagone.

Mais les gesticulations de Sylvester sont loin d’être les seules raisons qui peuvent expliquer le divorce entre Hollywood et le Pentagone. Il faut comprendre également que dans les années 60, les porte-avions de la Seconde Guerre sont devenus obsolètes et sont remplacés par des bâtiments modernes bien plus imposants. Les autres navires de guerre et avions de combat subissent le même sort et sont aussi progressivement remplacés. Le Pentagone n’a bientôt plus grand-chose à proposer pour les films se déroulant durant la guerre, contrairement à certaines nations européennes. En partie pour cette raison, les grosses productions ne vont pas tarder à toutes se délocaliser et les films situés dans le Pacifique vont laisser petit à petit leur place aux grandes reconstitutions de batailles européennes.




Ainsi, La Bataille des Ardennes (1965) tourne le dos au Pentagone et s’envole en Espagne reconstituer avec plus ou moins de bonheur les Ardennes dans les montagnes de la sierra de Guadarrama. Tourné sans grande rigueur, les inexactitudes historiques se catapultent aux palmiers qui squattent le décor et le film, pourtant ambitieux, fait pâle figure à côté du Bastogne de Wellman. La contrepartie, c’est que le régime franquiste développant une certaine passion envers l’Allemagne nazie, la production a pu compter sur son armée qui lui a loué pour un prix modique des centaines d’hommes équipés de la tête aux pieds, 75 tanks et de vieux véhicules de la Seconde Guerre. Le Pont de Remagen (1969) est une autre grosse production délocalisée en Europe. Sachant qu’ils ne trouveront pas le décor et le pont adéquats aux États-Unis, les producteurs choisissent de tourner le dos à une coopération qu’ils auraient pourtant pu obtenir en allant tourner le film au printemps 1968 en Tchécoslovaquie. Ils n’ont de comptes à rendre à personne et la location à bon marché du matériel (le gouvernement tchèque possédant également un gros stock de matériel allemand, le pays ayant tourné de nombreux films sur l’occupation nazie) permet de produire le film à moindre coût. La production se déroule sans pépin jusqu’au moment où les troupes soviétiques pénètrent dans le pays afin d’écraser le Printemps de Prague. Pour Moscou, le matériel américain réuni pour tourner le film est une preuve évidente de l’existence d’une aide militaire occidentale secrète en soutien aux Tchèques. L’équipe du film doit fuir rapidement et rejoint l’Autriche en taxi où, après bien des négociations, le matériel militaire lui sera finalement renvoyé par train. Quelque temps après, une équipe réduite ira faire les derniers plans nécessaires du pont sous l’œil suspicieux de l’Armée rouge.

Ensuite, le succès au box-office du Jour le plus long ne doit pas non plus masquer le désintérêt grandissant du public envers ce genre de productions. Les films sur la guerre de Corée ne font pas recette, la guerre froide se dégèle un peu après la crise des missiles et, devant l’impossibilité rationnelle de recourir à l’arme atomique, l’esprit semble plus à la construction d’une paix qu’au maintien d’un esprit belliciste alimenté par les continuelles reconstitutions d’anciennes batailles. De plus, commencent à disparaître les gens qui ont fait l’âge d’or d’Hollywood et qui avaient l’habitude de bosser avec le Pentagone : Harry Cohn, le président de la Columbia, Louis Mayer, créateur de la MGM, ou Harry Warner, sont décédés à la fin des années 50. Jusqu’aux années 60, ils étaient également nombreux à Hollywood à être vétérans et à avoir servi sous les drapeaux durant la guerre, nouant ainsi des relations privilégiées avec l’armée.  Or, au mitan de la décennie, Hollywood est pris d’assaut par de nouveaux réalisateurs qui sont loin d’entretenir ce genre de relations. Ainsi, c’est dans ce contexte qu’on peut juger peu favorable que John Wayne va développer avec Batjac Prod, sa boîte de production, un projet qu’on pourrait qualifier de quasi anachronique et résolument provocateur : Les Bérets verts, adaptation d’un roman écrit par Robin Moore en 1965. Wayne voit là l’opportunité de rendre hommage aux soldats d’élite américains tout en défendant l’intervention au Vietnam et la politique extérieure de l’Amérique qui n’est, à cette époque, pas encore secouée par une protestation populaire qui commence tout juste à gronder. Il écrit au président Lyndon Johnson pour lui expliquer à quel point il est vital que le peuple américain puisse comprendre les raisons de cet engagement. « Quand j’étais un petit garçon, mon père me disait toujours que si vous vouliez qu’une chose soit faite, il fallait s’adresser au patron. C’est pour cette raison que je m’adresse à vous. Nous menons une guerre au Vietnam et bien que je soutienne personnellement la démarche ici de notre administration, je sais que ce n’est pas une guerre populaire. Je pense qu’il est extrêmement important que le peuple américain, mais également le monde entier, sache pourquoi c’est capital que nous soyons là-bas. Un jour, bientôt, un film sera fait à propos du Vietnam, soyons sûr que c’est le genre de film qui aidera notre cause à travers le monde. […] Il s’agit de raconter l’histoire de nos combattants avec raison, émotion et avec des personnages forts et de l’action. Nous voulons faire le film de façon telle que nous inspirerons une attitude patriotique aux américains, un sentiment qui nous a toujours animés dans ce pays lors des périodes de tension et de crise. » Une véritable profession de foi pour une production qui va, à l’instar de toutes les productions guerrières de l’époque, se révéler bien plus compliquée que prévu à mettre en place. Le Président appuie la requête de Wayne et demande au Pentagone de lui fournir pour plusieurs millions de dollars de matériel. Les Bérets verts est ainsi le seul film sur le Vietnam a pouvoir jouir d’une coopération totale avec le Pentagone. Il ne sera jamais question d’aller tourner sur place où, d’après Wayne, « si on tire à blanc là-bas, on risque de se faire vraiment tirer dessus en réponse ! » On choisit plutôt la forêt qui entoure Fort Benning en Georgie pour y construire un village vietnamien qui deviendra, après le tournage, une base d’exercices pour les soldats du Fort. Que les forêts de l’État de Georgie ne ressemblent en rien à la jungle du sud-est asiatique ne semble poser de problème à personne, pas même aux divers conseillers techniques que les nouvelles régulations de Sylvester ont dépêchés sur le plateau (un qui surveillera tous les aspects de l’assistance militaire, un autre pour faire la liaison avec Fort Benning ainsi qu’un troisième pour maintenir un lien continuel avec l’homme du Pentagone à Hollywood, Don Baruch). 


Une fois terminé, le film met dans l’embarras Baruch qui se demande si le discours ne serait pas légèrement contre-productif. Les Bérets verts est une telle débauche de patriotisme que son zèle à vouloir justifier l’engagement américain pourrait poser problème. Baruch craint d’être accusé d’avoir voulu fomenter une œuvre de propagande alors il demande au fils de Wayne s’ils peuvent discrètement oublier le carton de remerciement pour le Département de la Défense qui doit traditionnellement clôturer le film. Baruch, qui souhaite éviter toute enquête du Congrès, explique au fils Wayne que « le film et son message pourraient être affectés par l’association avec le Département de la Défense et pourraient augmenter le nombre de lettres qui demanderaient des comptes sur l’assistance dont le film a bénéficié. » La production accepte et reconnaît également qu’« un tel crédit pourrait en définitive catégoriser le film comme étant un film de propagande plutôt que comme un film d’action. » Cette précaution ne pourra cependant rien contre l’ire que va déclencher le film au-delà des critiques fustigeant sa nullité. Des milliers de lettres demandant des comptes affluent dans les mois qui suivent la sortie du film et le sénateur Benjamin Rosenthal, un démocrate opposé à l’intervention au Vietnam, diligente une enquête afin de savoir ce que ça a coûté au contribuable. Il explique qu’il est du rôle du Congrès de surveiller les dépenses militaires pantagruéliques que le film a demandées et pose une question fondamentale sur les motivations du Département de la Défense à aider massivement un film qui soutient la politique du gouvernement au Vietnam et à refuser les autres. La Cour des comptes américaine est saisie et elle montre que Batjac Production n’a pas été facturé pour son utilisation des troupes du 10e groupe aéroporté, pas plus qu’elle ne l’a été pour les 197 soldats d’infanterie ou pour l’équipement utilisé. Le rapport parle de 85 heures de vol au total pour les hélicoptères Huey, de 3 800 hommes mobilisés par jour, de la réquisition d’armes comme des M16, des mortiers, des fusils mitrailleurs et des lance-grenades fournis pour les trois mois que durèrent le tournage... Pour tout ça, Batjac n’aurait payé que 18 625 $. Mais le rapport conclut que pour autant aucune violation de la loi n’est à constater et que finalement, légalement, il n’y a pas eu d’abus. L’enquête conclut également que Wayne a bien amené l’idée à Johnson et non l’inverse et que le film, qui n’aurait pas pu être fait sans son aide, n’a pas été initié ou contrôlé par le Département de la Défense. 


Pourtant, malgré ces conclusions, Wayne avait d’abord essuyé un refus cinglant lorsque son fils avait envoyé le scénario au Pentagone. Ce dernier détestait le script qu’il jugeait fantaisiste et exigeait de lourdes modifications. Le scénariste a dû éliminer les incursions des bérets verts au Laos, effacer les insultes proférées contre les prisonniers membres du Front national de libération du Sud-Vietnam (plus connus sous le nom péjoratif de Viet-Cong) et modifier quelques personnages pour obtenir un accord. Le fils Wayne, par peur des réactions de son père face à l’affront que représenterait un refus de l’armée de travailler avec lui sur un de ses films, ne lui dira jamais que le DOD a rejeté le premier jet et va superviser les changements avec diligence. L’annonce du film étant déjà faite, il fallait à tout prix éviter la moindre publicité sur un désaccord entre John Wayne et le Pentagone. Lorsque l’enquête rend ses conclusions, Rosenthal, furieux, annonce publiquement que le film a coûté plus d’un million de dollars au contribuable et récolte la colère de Wayne qui traite le sénateur d’« idiot irresponsable cherchant à se faire de la publicité ». Le Duke explique ensuite à la presse : « Je regrette qu’on ne soit pas au XIXe siècle, je l’aurais fouetté ! »

Malgré son sujet, le film de Wayne repose finalement sur une trame très classique célébrant l’amitié virile des soldats et leur dévouement à la cause. Il rappelle que le devoir d’un soldat n’est pas de critiquer les décisions politiques ce qui lui permet d’appuyer habilement l’armée tout en rejetant la responsabilité d’une guerre de plus en plus contestée sur le gouvernement. D’une manière tout aussi adroite, il débute son film par une séquence où un soldat noir modéré fait preuve d’une grande pédagogie pour expliquer pourquoi la guerre du Vietnam n’est pas une guerre civile, le Front national de libération  utilisant des armes tchèques, chinoises ou soviétiques pour agresser le Sud souverain et qu’un bain de sang de deux millions de morts serait à prévoir si l’Amérique devait abandonner le pays. Plutôt que de se perdre dans une apologie bravache, le film évite la surenchère et utilise le parcours d’un journaliste pacifiste qui découvre le conflit pour tenter de convaincre le spectateur du bien-fondé de l’intervention américaine. Alors qu’après de terribles combats le soleil se couche enfin, le final met en scène la bedaine de John Wayne face à un petit orphelin qui interroge Wayne sur ce qu’il va devenir. « Laisse-moi m’en préoccuper. Tout ça, c’est à propos de toi » répond le Duke. Du sujet du film à l’attitude de Wayne, c’est encore et toujours la célébration d’un homme qui, seul contre tous ses ennemis (qu’ils soient sur le terrain ou à Washington), va suivre ce que sa raison lui dicte. Un type de personnage qui va rapidement tomber en désuétude et qui ne sera réhabilité que quelques années plus tard sous le nom de « héros reaganien ». Reste que le film de Wayne laisse penser que les schémas narratifs et sociaux des films sur la Seconde Guerre mondiale ne semblent guère applicables à ce nouveau conflit tant il est difficile de faire passer le Nord Vietnam pour la nouvelle Allemagne nazie.


Mais, au-delà de l’accueil tout à fait hostile que la presse lui réserve, le film de Wayne est un succès énorme en salles et ramène plus de huit millions de dollars à la compagnie de Wayne, révélant une fracture entre une partie du public opposée à la guerre menée par l’Amérique paternaliste et réactionnaire de John Wayne et une autre qui se déplace en masse pour suivre les aventures de ces Bérets verts. Un succès qui modère l’idée qu’Hollywood se serait écarté du sujet pour éviter d’être en porte à faux avec l’opinion publique même si, finalement, aucune autre production du genre ne suivra. Le Vietnam va alors devenir une question bien trop complexe pour qu’on puisse faire croire au public que le conflit pourrait être résolu d’une manière aussi simpliste. 

À l’opposé du virilisme bedonnant de John Wayne, les années 60 voient surtout l’éclosion d’un cinéma de guerre aux velléités pacifistes. Les gens semblent fatigués des récits répétitifs des grandes victoires de la Seconde Guerre mondiale, Hollywood n’a jamais réussi à rendre passionnante la guerre froide du Strategic Air Command et le dégel progressif des relations fait chuter l’esprit preparadness motivé par un conflit aussi redouté qu’attendu avec l’URSS. Tout ça, avec la libération des mœurs, peut en partie expliquer l’arrivée de ce type de films. La prise de recul face au coût d’une guerre modère l’esprit profondément va-t-en-guerre des dernières années. Même Zanuck avait déclaré que ses motivations pour Le Jour le plus long étaient de faire un film contre la guerre, le film devant, à l’origine, se conclure sur l’image mélancolique d’un soldat assis sur une plage et le regard perdu vers l’horizon, qui jetait des cailloux dans l’eau au milieu de dizaines de corps. Finalement, une fin moins sombre fut choisie et Zanuck reconnaît que l’aspect pacifiste de son film s’est égaré en cours de route. Mais le fait est là et tout le monde, y compris John Wayne, assume désormais de faire des films qui n’oublient pas de condamner les horreurs de la guerre, même s’ils ne remettent pas en cause pour autant la force comme solution naturelle aux conflits politiques. De plus, la représentation de la violence peut être motivée par l’idée de la dénoncer, mais elle participe également au patriotisme à travers l’exaltation de l’héroïsme des soldats. 




Dans la roue de La Gloire et la peur (Lewis Milestone, 1959) où l’on montrait qu’en Corée les soldats étaient dans une situation inextricable, arrivent une série de films qui vont développer un discours critique sur la guerre. D’abord très atypiques, ces films vont devenir de plus en plus courants au fur et à mesure qu’Hollywood tourne le dos aux années 50. Les producteurs de La guerre est aussi une chasse (Denis Sanders, 1962), sur le conflit coréen, ont envoyé leur script au Pentagone, espérant une coopération mais la nature du film et sa brutalité sont dénoncées par l’armée qui refuse de donner son aide. Les Vainqueurs (Carl Foreman, 1963) déroule la vision extrêmement pessimiste du monde qu’avait son auteur, une ancienne victime du maccarthysme. Le film va chercher en Europe le matériel dont il a besoin, échappant au regard du Pentagone, mais se révèle être un échec au box-office. L’année suivante, Arthur Hiller réalise Les Jeux de l’amour et de la guerre et choisit la comédie pour ironiser sur la guerre et l’héroïsme en n’hésitant pas à célébrer joyeusement la lâcheté de son personnage. Bien sûr, la production sait que le Pentagone n’est pas du genre à aimer plaisanter avec ces sujets alors elle ne va même pas proposer son script. Une fois sorti, la Navy s’empresse de bannir le film de tout son circuit interne parce qu’il brosserait un portrait peu réaliste de la marine de guerre américaine. Il deviendra rapidement culte dans les milieux où l’on proteste contre la guerre du Vietnam qui partagent le discours du film : « Mieux vaut être un couard vivant qu’un héros mort. » En 1967, Cornel Wilde réalise le sublime Le sable était rouge où l’on montre de manière frontale et réellement hyper violente les abominations de la guerre. La frousse est palpable et Wilde filme le conflit comme une calamité quasi psychédélique, annonçant autant Apocalypse Now que La Ligne rouge de Malick. La collaboration avec le Pentagone se limite à des images d’archives, que Wilde va devoir restaurer à ses frais pendant que la production déménage dans les Philippines et loue le matériel sur place. 

Les années 60 sont également la décennie où la dissuasion nucléaire va s’imposer non pas comme la solution pour éviter une catastrophe définitive mais comme la source probable de cette dernière. Le cinquième cavalier de l’Apocalypse est un B-52 américain. 


À la suite de films comme Le Grand Secret (1952) ou Bombardier B-52 (1957), Le Téléphone rouge (1963) revient sur le quotidien des hommes du SAC mais peine, lui aussi, à passionner le public. Cantonnés à la description de ce qui accable la psychologie de ces aviateurs, ces films ne peuvent utiliser les ficelles dramatiques habituelles sous peine de laisser croire que des incidents pourraient arriver au SAC. Ces films, initiés pour la plupart par l’armée, ne peuvent sortir d’un carcan où la dissuasion est aussi sûre que ses hommes sont efficaces et dévoués. Mais contre ces récits édifiants, certains commencent à s’intéresser à ce qui pourrait arriver si une erreur devait gripper ce système de défense censé être infaillible, tout juste précédés par le terrifiant Le Dernier Rivage de 1959 et par ces films de science-fiction qui mettaient le public en garde contre les conséquences rocambolesques du nucléaire à coups de fourmis géantes. Mais en 1964 deux films majeurs, tous deux rejetés catégoriquement par le Pentagone : Docteur Folamour de Stanley Kubrick et Point limite de Sydney Lumet, vont directement contredire le discours du SAC sur ses capacités à contrôler l’arme atomique !

A priori, ce qui ennuie surtout l’Air Force, c’est que cette mise en garde qu’ils jugent inutilement alarmiste contre le danger que représente la bombe s’articule sur une méconnaissance totale de leurs procédures de sécurité. Les deux films, faute d’avoir pu avoir accès aux archives et aux lieux de commandement du SAC, vont devoir créer de toutes pièces des procédures farfelues qu’ils s’échineront ensuite à critiquer. Max Youngstein, le producteur de Point limite, va pourtant tout faire pour obtenir une coopération avec le Pentagone, mais le refus est total et sans appel malgré le soutien du président Johnson. Pour avoir des plans de bombardiers, Youngstein se tourne vers les images d’archives disponibles mais l’Air Force fait obstruction et demande aux bibliothèques militaires de ne rien lui donner, ralentissant la production qui, après s’être acharnée, finit tout de même par trouver les images qu’elle cherche. Pour les deux films, la qualité des décors et le sérieux apparent de la reconstitution donnent l’impression d’une description factuelle des protocoles militaires. La crédibilité de ce qu’on voit à l’écran, que cela passe par une approche cynique ou plus dramatique, fait passer le message même si ces films ne peuvent prétendre être des avertissements réalistes et restent des fables qui usent de procédés fantaisistes pour poser la question du contrôle de l’arsenal nucléaire. Si, pour Folamour, le sort du monde est à la merci d’une bande de psychopathes incontrôlables, pour Point limite, plus mélancolique et résigné, la question n’est pas de savoir si un accident arrivera mais de prévenir le public qu’il va falloir attendre une catastrophe pour commencer à s’interroger sérieusement sur les dangers de la bombe.


Enfin, deux autres films majeurs vont tricoter ensemble la description de la menace que représente l’arme atomique à une critique de l’État-major militaire. En 1964, le magnifique Aux postes de combat (de James Harris) raconte comment un commandant de destroyer sous pression va provoquer par accident une attaque nucléaire. Au début, la production et la Navy travaillent ensemble, les militaires font des suggestions techniques et le scénariste est autorisé à passer cinq jours à bord d’un navire de guerre. Pourtant, les militaires vont rapidement comprendre que le discours du film risque de leur échapper alors ils demandent que la fin soit modifiée. Le scénariste s’exécute mais suite aux protestations de Richard Widmark, la vedette du film, la fin originale est conservée condamnant la production à faire le film sans l’aide de l’armée. Harris utilisera donc quelques maquettes soutenues par quelques scènes filmées sur le pont d’un navire britannique. Un pis-aller tout à fait acceptable pour conserver l’intégrité d’un film porté par un scénario et des dialogues aussi ambitieux que réussis.
La même année, John Frankenheimer réalise Sept jours en mai, un thriller politique sur un groupe de militaires paranoïaques qui tentent de renverser le gouvernement qu’ils estiment inapte à gérer la situation avec les communistes. Comme pour Point limite, il y a une opposition entre le point de vue de la présidence des USA et celui du pouvoir militaire. Alors que Kennedy invite la production à se promener dans les bureaux de la Maison Blanche afin qu’ils puissent la reproduire en studio, le Pentagone, quant à lui, prévient qu’il est hors de question qu’un film adapté du roman de Fletcher Knebel et Charles Bailey n’ait leur coopération. Au final, la production n’entreprend aucune négociation mais va voir discrètement le commandant de l’USS Kitty Hawk et arrive à le convaincre de laisser l’équipe faire quelques images sur le pont du navire. Il vont également voler un plan de Kirk Douglas entrant au Pentagone grâce à une caméra dissimulée dans un camion break. Littéralement scandalisé, le Département de la Défense dépose une protestation auprès de la Motion Picture Association et se plaint, vainement, du manque d’honnêteté de la production. Magistralement dialogué par Rod Serling (le créateur de La Quatrième Dimension), Sept jours en mai est un chef-d’œuvre qui évite le manichéisme évident que le sujet semble pourtant conditionner et pose la question essentielle de la place de l’armée dans notre société. Alors que le cinéma de guerre américain avait toujours placé son armée au centre de la société et de la famille, célébrant son infaillibilité et ses valeurs, le film de Frankenheimer montre l’armée comme une menace dirigée vers le peuple américain et la remet résolument à sa place, c’est-à-dire en dehors du cercle du pouvoir. Si Wayne semble parfois regretter que le rôle des militaires se cantonne à appliquer les décisions des politiques, Sept jours en mai affirme clairement que l’armée n’a pas sa place en politique. « Ni Scott ni les chefs de l'État-major ne sont des ennemis » conclut le président du film, « quelle que soit leur aberration ! L'ennemi, c'est l'ère nucléaire. Elle a tué la confiance qu'avait l'homme en son pouvoir d'influencer son propre destin. De là son complexe. Il se sent frustré. En désespoir de cause, il cherche un sauveur au nom de notre drapeau. Un homme doué d'un certain prestige surgit et la foule en fait un dieu. Pour les uns ce fut McCarthy et pour d'autres le général Walker. Maintenant c'est un général Scott. »

Ainsi s’achèvent les années 60 qui virent la fin d’un long flirt entre le Pentagone et Hollywood. Et si les anciens amants auront tôt fait de célébrer leurs retrouvailles dans une orgie d’avions phalliques et d’amitiés viriles sur la base ensoleillée de Top Gun, en attendant, les années 70 vont être celles d’un autre cinéma.








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