lundi 21 mai 2018

120 BATTEMENTS PAR MINUTE



A sa sortie, précédée de son succès à Cannes, 120 Battements par minute était très, très, loin de me passionner. Caché derrière une affiche moche, je voyais déjà un film très français sur une association militante, la chronique ampoulée de ces années noires traitées dans une reconstitution que j’imaginais forcément fauchée, gonflée de bons sentiments et plombée par un drame attendu, larmoyant et d’une lourdeur édifiante. Eh bien, j’avais sacrément tort et, je le reconnais, pétri d’un a priori frileux et d’un consternant manque de curiosité, j’ai donc laissé passer ce que je trouve être, aujourd’hui, le meilleur film de 2017, haut la main.

Dès le début, ce qui s’apparente directement à une sorte de "film d’AG" intrigue. Il alterne les images d’une action et son débriefing et, dans cet aller-retour, décline différents points de vue qui se répondent dans les deux temporalités. La question de la violence est directement posée. Considérée comme choquante par une partie des militants, cette violence s'étale alors à l’écran, elle conclue le flash back et pose la problématique de l'AG sur son choix et sa justification. Cette première scène, au-delà de sa pédagogie évidente (présenter les personnages et les enjeux et contradictions d’Act UP) met en scène le coeur même de ce que le film va chercher à traiter, même s'il faudra attendre la fin du film pour le comprendre.

Tout le film semble avoir été construit pour que le spectateur qui ne connait pas, ou peu, l’asso (la réduisant à quelques coups d’éclats médiatiques et au scandale du sidaction) puisse comprendre ce qui a mené à cette première scène et puisse révéler les raisons pour lesquelles cette action a été contaminée par un radicalisme violent et désespéré. Le film s’applique alors à mettre à jour, de manière inéluctable, les racines de cette violence, et l’urgence morbide qui hante ces militants. Comme si en traitant les différents sujets (la médecine, la politique, les relations avec les autres, les moyens de militer), le film effeuillait son sujet pour au final embrasser la motivation de tout ça.

Et même si le film se construit essentiellement sur des scènes de dialogues, sa force, et l'une de ses éclatantes réussites, est de raconter son histoire par bien d’autres biais que ce qui est simplement échangé entre les personnages. L’histoire de ce jeune mec qui découvre l’asso, tombe amoureux et s’investit de plus en plus est notre billet d’entrée. Par ce personnage, pratiquement un héros campbellien, tout au long de son aventure, on grapille quelques éléments historiques, des infos militantes, on documente l’époque, sans jamais que ça ne fasse sortir le film de son sujet pi sa course ne dévie de son ineluctabilité, mais suffisamment pour que les questions politiques et humaines ne paraissent pas hors sol dans un film qui ne quitte que rarement les pièces fermées.

Cette succession de scènes d'intérieurs, plus qu'une preuve de manque de moyen, devient alors un procédé habile, entre insouciance de façade, drames et action directes, l’évolution des personnages apparaît dans l’évolution qu’on perçoit dans ces scènes identiques qui se répètent du début à la fin et dont l’évolution subtile nous informe de celle des personnages, et de leurs rapports entre eux. Chaque scène d'AG montre trahit ainsi subtilement ces évolutions.
Et lorsque le film s’émancipe de ses scènes d’AG c’est pour retourner s’enfermer dehors (métro, école) ou pour basculer sur des scènes en boite de nuit filmées sans décor, extrayant les personnages du monde pour les présenter comme des silhouettes qui gesticulent en attendant la mort. Cette absence du monde extérieur, probablement imposée par une certaine économie, est aussi pesante qu’elle nous pousse à percevoir ce repli sur soi comme quelque chose d’inévitable et de systématique.

A l’intérieur de cet enfermement, les scènes de dialogues semblent avoir un double sens. Il y a celui du texte, de ce qui est littéralement raconté, et celui que le film raconte autour, par le montage, les cadres, qui commentent constamment ce qu’ils mettent en scène. C’est un film très cinématographique s’appuyant sur une structure très bavarde, presque théâtrale. Du coup, ce contraste provoque des choses parfois très surprenantes. D'un côté le film n’hésite jamais à s’appuyer sur ses acteurs, profitant d’une interprétation impeccable, sonnant toujours juste malgré l’obligation d’être parfois très didactique, et d'un autre il ose parfois des choses étonnantes, versant dans la plus pure abstraction ou dans l'image de synthèse.

Tout au long du récit, le spectateur n'est jamais épargné par les contradictions et leurs cortèges de violence et de douleurs, que portent les personnages. C’est aussi la veulerie d’un militant, la notion de groupe, ou l’opposition à d’autres homosexuels, questionnant l’idée d’une « communauté ». Globalement, le film n’hésite pas à malmener ses personnages et donne parfois l'mage d’une bande de désespérés, articulant lâchetés et comportements questionnables, mettant en scène la politisation de certains contre l’ingénuité des autres. Plus le film se rapproche de son dernier acte, plus les questions déchirent les personnages. Sans pitié, le film s’acharne à mettre en scène ces personnages pour questionner ce qui les définit, leur statut de malade, leur politisation, leurs revendications…

Après, le film ne fait pas que s’occuper de ses personnages, il se tourne aussi vers le spectateur et semble-nous interroger sur nos certitudes. Un exemple, au début du film, lors de la première AG, un type montre les visuels d’une campagne d’affichage, l’un d’eux est une photo en gros plan de sodomie. Une bite rentrant clairement dans un cul. Dans l’amphi, c’est la bonne humeur, tout le monde rit, mais une jeune fille qui participe à sa première réunion semble perdue, seule, et son malaise se lit dans ses yeux ronds comme des soucoupes. L’image est rigolote et son désarroi est assez amusant. J’imagine que c’est ce qu’on pu se dire de nombreux spectateurs, sûrs de leur ouverture d’esprit. Cette même ouverture d’esprit va alors être convoquée de nouveau lorsque 20 minutes plus tard, on assistera à une scène d’amour entre deux gars qui, tout en étant d’une touchante beauté et restant relativement pudique, affirme une représentation frontale et décomplexée, au radicalisme provocateur. Tout le monde est-il aussi à l’aise que si ça avait été une scène hétéro ?

De la même manière, j’ai eu l’impression qu’à mi-chemin, dans le film, le décès d’un des personnages, et ses conséquences à l’écran (une manifestation avec des slogans) mettait en image la représentation que le public pouvait se faire de ces drames. Pour nous, en tous cas pour moi, guère plus qu’un visage, sur une pancarte, quelques slogans et l’idée d’un nom qui se rajoute à une liste, rapidement oubliée. Un évènement un peu abstrait, presque douteusement folklorique, dont on ne conçoit pas vraiment ce qu’il représente réellement. Lever le voile sur l’horreur que dissimule ces pancartes, ces slogans ou ces annonces à la radio « mort du sida » ou « mort d’une longue maladie » est, in fine, le projet du film, l’aboutissement de cette histoire. L’horreur absolue comme réponse commune aux questions que le film a laissé jusque-là sans réponse. L’agonie, non pas comme un chemin sacrificiel menant vers un quelconque statut de martyr, mais comme un conditionnement à l’urgence et à la violence. L’horreur absolue que le personnage principal accompagne (avec le spectateur qui regarde par-dessus son épaule) est d’autant plus terrible qu’elle n’est qu’une nouvelle itération d’une horreur que tous les autres personnages ont déjà vécue plein de fois. Autant le mec qui meure ne rencontre que le néant par la mort et par la maladie qui lui suce le corps d’une façon haïssable, injuste, autant, d’un autre côté, la joie, l’amour, la légèreté qui ont traversé le fiml jusque-là apparaissent au spectateur comme autant de moment miraculeux. A posteriori, les images de la boite de nuit, de la scène d’amour et d’autres nous reviennent et s’imposent comme des moments de pure grâce dans une descente aux enfers.

120 battements par minute ne m’apparaît donc pas comme la chronique faignante d’années de lutte mettant en scène une belle reconstitution éventée d’une époque avec son asso, ses militants et ses quelques coups d’éclats. Il rend un hommage bouleversant à des gens qui ont connu l’horreur et ont choisi l’amour, la politique et la violence pour se battre contre. Et s’il traite avec talent et efficacité la plupart des enjeux qui animaient l’organisation, le film semble aller plus loin et viser une certaine universalité. Tout ça mis en boite avec un sens virtuose de la mise en scène, du cadrage et du montage. Un sacré film, c’est pas une partie de plaisir, c’est pas agréable, mais c’est d’une justesse fascinante, jusque dans son épilogue.


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