vendredi 28 avril 2017

DE HOLLYWOOD A WASHINGTON 3 - LE FUSIL ET LA CAMERA



(article publié dans le magazine AAARG)

« Dans la vie politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour » écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des années, ces connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes se sont interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à rêve. Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du cinéma américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont naturellement dans le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en question, entre compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé énormément aux idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité. AAARG! revient sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée, leurs motivations ainsi que les conséquences de tels rapports.


De Hollywood à Washington
1941/1945 – Le fusil et la caméra


Durant les années 30, le cinéma hollywoodien tourne le dos à ce qui se déroule sur le continent européen. Georg Gyssling, le consul d’Hitler à Hollywood, a fait passer le message : les studios qui produiraient des films antinazis ou traiteraient de la persécution des Juifs seraient bannis du sol allemand. Il semble admis, au-delà de quelques exceptions, que ces derniers aient suivi cette politique jusqu’au début des années 40, lorsque la situation en Europe vire au carnage. Parce qu’eux aussi voient d’un très mauvais œil les films qui pourraient justifier l’engagement de l’Amérique en Europe, les isolationnistes invitent Hollywood à se désintéresser du conflit qui s’apprête à déchirer le vieux continent. En 1937, lorsque le Japon envahit une partie de la Chine, Roosevelt fait pression pour imposer des sanctions économiques mais doit reculer face à sa majorité, hostile à l’idée de poser un premier pas sur le chemin de la guerre. En 1941, le Congrès mène une enquête contre les studios, accusés d’être trop va-t-en-guerre. Dans le viseur du sénateur isolationniste et antisémite Gerald Nye, on trouve trois films qui mettent en garde les spectateurs du drame qui s’annonce : Les Aveux d’un espion nazi (Anatole Litvak, 1939), La Tempête qui tue (Frank Borzage, 1940) et Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940). On accuse également certains réalisateurs européens d’être trop intéressés par ce qui se passe dans leur pays d’origine. On raconte par exemple que lorsqu’Alexander Korda tourne Lady Hamilton à Hollywood, c’est Winston Churchill lui-même qui conseille le réalisateur et modifie le scénario d’un film prévu pour glorifier l’esprit de résistance de la Grande-Bretagne.



Cet isolationnisme, hérité de la doctrine Monroe de 1823, affirme que l’Amérique ne saurait tolérer la moindre tentative d’ingérence de la part des pays européen. En contrepartie, l’Amérique assure qu’elle n’interviendra pas en Europe. À l’époque, c’est le sentiment qui domine et c’est sur cette base que le sénateur D. Clarke demande à Jack Warner si « lorsqu’une famille américaine ordinaire va au cinéma, doit-elle en sortir… haïssant les Allemands et voulant leur faire la guerre ? » C’est le producteur Darryl Zanuck qui, face aux enquêteurs du Congrès, va clouer le bec aux accusations grâce à un discours resté célèbre : « Je regarde derrière moi et je me souviens de tous ces films si forts et si puissants qu’ils ont vendu l’american way of life, pas seulement en Amérique, mais dans le monde entier. Ils se sont si bien vendus que lorsque des dictateurs se sont emparés de l’Italie et de l’Allemagne, qu’ont fait Hitler et son laquais Mussolini ? La première chose aura été de bannir nos films, de nous jeter dehors ! » Grâce au lyrisme légèrement hypocrite de son intervention, Zanuck atomise les questions du Congrès dans un tonnerre d’applaudissements, ajournant la commission d’enquête à janvier 1942. Le 7 décembre 1941, Pearl Harbour va entraîner l’Amérique dans le chaos. Alors que Washington commence à pousser ses pions sur la carte du monde, la prudence des studios hollywoodiens va se muter en un véritable élan belliciste et patriotique. L’Amérique va organiser son industrie cinématographique pour qu’elle puisse être, selon le souhait de Franklin Roosevelt, « une industrie essentielle à la guerre ». Aux côtés de l’Air Force, de la Navy et de l’Army, Hollywood va devenir la quatrième machine de guerre de l’Amérique. En juin 1942, l’Office of War Information (OWI) est créé à Washington, il s’agit d’une agence gouvernementale couvrant tous les médias et chargée de superviser toute la production de propagande. À Hollywood, on ouvre le Bureau of Motion Pictures, spécifiquement chargé de chapeauter la production cinématographique qu’elle soit de fictions ou de documentaires. De son côté, l’industrie du cinéma organise le War Activities Committee, un groupe piloté par l’ancien responsable de la RKO, George Schaefer, chargé d’assister le gouvernement et de s’assurer de la bonne distribution de ses films de propagande. 

John  Huston

Si, jusqu’à Pearl Harbour, les liens entre le pouvoir politico-militaire et l’industrie du cinéma étaient déjà nombreux, ils restaient pourtant variables et ne suivaient aucune méthode particulière. À partir de 1942, tout va changer. Hollywood et les instances militaires vont désormais partager la même table et mettre en place un protocole qui dure encore aujourd’hui. Le BMP est chargé de superviser les scripts et de pointer tout ce qui pourrait être considéré comme problématique à l’effort de guerre. Ils doivent également négocier l’aide offerte aux studios, de manière centralisée, et ne plus laisser les réalisateurs exiger ce qu’ils veulent des commandants locaux, comme ce fut le cas les années précédentes. Comme s’il s’agissait d’une opération militaire planifiée par l’État-major américain, Roosevelt va envoyer ses ordres à Hollywood. Il convoque quelques réalisateurs prestigieux comme John Huston ou Frank Capra et leur demande de participer à cet effort de guerre en délaissant les plateaux pour aller filmer la guerre, la vraie. De son côté John Ford, qui avait anticipé le conflit, avait créé dès 1939 son propre groupe de cinéastes prêts à servir les besoins de l’armée. Son initiative est alors pérennisée et Ford est nommé responsable du service cinématographique de l’OSS, la future CIA. De nombreuses vedettes comme James Stewart vont partir au front, souvent comme de simples soldats. Leur départ est dramatisé afin de rendre l’enrôlement plus glamour à une époque où la plupart des américains rechignent encore à prendre un fusil. D’autres personnalités passeront les années qui suivent à accumuler galas et tours de chant afin de récolter des fonds. La mobilisation doit être totale : « Everybody fights, no one quits ! »


Les films de guerre produits durant l’année 1942 vont pourtant devoir faire face à plusieurs difficultés inédites. Tout d’abord, de nombreux techniciens sont envoyés sur les différents fronts afin d’y tourner des newsreels. Les studios doivent gérer cette hémorragie de talents qui aurait provoqué une chute de près de 40 % de la production, touchant essentiellement les séries B. En second lieu, pour mettre en scène ses soldats d’opérette et leurs batailles dramatiques, les studios ne peuvent désormais plus compter sur les larges bataillons de recrues qui servaient de figurants disciplinés, ou disposer d’avions ou de navires de guerre comme ils avaient pris l’habitude de faire, toutes les forces militaires étant en état d’alerte pour un conflit qui sera bien moins glamour. C’est le cas pour Destroyer (William A. Seiter, 1943), dont la production avait débuté avant Pearl Harbour mais qui doit attendre début 42 pour avoir son script validé par la Navy qui, malgré le vif intérêt qu’elle y trouve, ne peut offrir d’aide logistique à cause « du stress de la situation de guerre et des besoins des vaisseaux à opérer au sein de la flotte comme unités combattantes ». Et puis le début de l’année 1942 n’a connu que quelques batailles sporadiques, limitées au théâtre Pacifique, et une lourde défaite dans les Philippines. De maigres éléments sur lesquels les scénaristes vont devoir tricoter des intrigues positives, chargées de regonfler le moral du pays. La plupart des films tournés dans la foulée de Pearl Harbour vont donc se dérouler dans le Pacifique lors de batailles imaginaires qui opposeront des Américains moyens, mais aussi courageux que patriotiques (l’image que l’Amérique souhaite avoir d’elle-même), à un ennemi japonais toujours fourbe et cruel, qui ne doit ses victoires qu’à des ruses de lâches. C’est donc le temps des histoires qui vont distraire et motiver les Américains en proposant une alternative rassurante aux nouvelles déprimantes des premières victoires remportées par les Japonais. Le travail des studios va ainsi participer à mettre fin aux peurs isolationnistes en créant une fantaisie victorieuse, et en donnant aux spectateurs une « mentalité positive de guerre ». 

Le lieutenant général Arnold milite depuis longtemps pour l’indépendance de l’Air Force et il croit résolument que le cinéma peut aider son corps d’armée. Il arrive sans peine à convaincre Jack Warner de lancer aussi vite que possible la production de ce qui va s’appeler tout naturellement Air Force (Howard Hawks, 1943). Arnold  fournit conseillers techniques et rapports de batailles allant jusqu’à offrir la base de Santa Monica pour le tournage. Passant outre l’interdiction de maquiller des appareils américains en appareils ennemis, Hawks va réussir à faire voler quelques avions flanqués du drapeau japonais de manière discrète. Il ne faudrait pas déclencher une panique alors que tous les yeux de la côte Ouest sont braqués vers le Soleil-Levant avec anxiété. L’ambiance du tournage est lourde, compliquée, les spécialistes de l’armée vérifient constamment qu’aucune partie stratégique des avions ne soit filmée et l’un des conseillers se souvient que les soldats sur place n’étaient guère coopératifs, plus préoccupés par la guerre qui commence à déchirer le Pacifique. C’est une situation similaire du côté de la Navy qui va escorter la production de films comme La sentinelle du Pacifique (John Farrow, 1942) ou Requins d’acier (Archie Mayo, 1943). Lancé les jours suivant la prise de l’atoll de Wake par les Japonais (23 décembre 1941) et tourné avec comme seul soutien militaire la présence d’un commando de marines afin d’assurer un minimum de crédibilité, le film de Farrow exalte la bravoure des soldats américains et transforme la déroute militaire en une ode à la résistance. La Paramount souhaite attendre que l’armée américaine prenne sa revanche dans les Philippines pour sortir le film, mais après la cuisante défaite de Bataan et la chute des Philippines, en mai 42,  le film est finalement exploité en août 1942 et se conclut sur une promesse pleine de vengeance : « This is not the end ». Requins d’acier quant à lui est un film de sous-marins racontant des combats fictifs entre vaisseaux américains et allemands. Tourné entièrement dans une base navale du Connecticut, le film n’utilise, pour des raisons de sécurité, que des embarcations obsolètes et invente de toutes pièces ses stratégies militaires. Requins d’acier n’a que peu de rapport avec la réalité mais son efficacité à montrer la Navy porter des coups à l’Allemagne (alors qu’à cette époque la Navy n’était présente que dans le Pacifique) en a fait un recruit movie idéal et son producteur, Darryl Zanuck, est nommé colonel honoraire pour son énorme contribution à l’effort de guerre. 


Durant l’année 1942, l’Army est encore en retrait et rares sont les films qui se penchent sur l’infanterie. Les combats à pied sont nettement plus déprimants que ceux qui impliquent l’Air Force et la Navy qui mettent en scène d’impressionnants appareils modernes et font l’étalage d’une supériorité technologique reposant dans les mains de soldats compétents. Les sables de l’Afrique du Nord et le sol boueux de l’Europe attendent encore d’être foulés par les boots américaines et pour le moment, l’Army s’est surtout illustrée lors de la débâcle des Philippines. C’est cette tragédie que va d’ailleurs chercher à exorciser Bataan (Tay Garnett, 1943), le premier film estampillé Army. Il raconte la destinée tragique d’une garnison imaginaire qui va se sacrifier pour permettre au général MacArthur de pouvoir effectuer sa retraite durant la chute de Bataan. Le film développe l’idée que le sacrifice héroïque des premiers soldats engagés est le terreau des victoires futures, comme celle de Midway en juin 42. La MGM soumet son script au bureau de liaison de l’armée et bien que la production n’ait guère besoin d’assistance, il diligente un officier en retraite sur le tournage afin de vérifier que le comportement des officiers représentés à l’écran ne soit jamais inapproprié. Quelque soit l’intrigue, l’armée exige systématiquement que ces derniers soient exemplaires, cherchant à vendre au public l’excellente tenue de ses troupes. Quelques mois plus tard, pour Sahara (Zoltan Korda, 1943), la Columbia peut bénéficier de l’aide de l’Army qui lui ouvre les portes de ses bases d’entraînement en Arizona et au Nevada, fournit un tank, et propose également la possibilité de tirer dessus à balles réelles en assurant à l’équipe, qui refusa, que le blindage était à toute épreuve. Bénéficiant d’un tournage en plein air et d’une troupe de 500 recrues profitant d’une permission pour incarner un bataillon de soldats allemands, Sahara maquille les victoires essentiellement britanniques d’El Alamein et de Tobrouk pour les faire rutiler sous la bannière étoilée. Kenneth Koyen, soldat enrôlé comme figurant aux cotés de Humphrey Bogart se souvient : « Humphrey et moi partagions nos expériences dans les combats de chars dans le désert durant la guerre. C’était au début 43 et des soldats américains combattaient l’Afrika Korps de Rommel en Afrique du Nord. Bogie et moi étions aussi dans le désert, mais celui du Mojave, dans le sud de la Californie… Le tournage était une interruption dans notre routine d’entraînement, c’était comme des vacances et les hommes ont trouvé ça très amusant de porter des uniformes allemands ! J’ai vu le film pour la première fois des années après. Ça m’a été difficile de reconnaître les visages des hommes de mon ancienne section… Les pertes dans les missions de reconnaissance étaient élevées alors beaucoup d’entre eux n’ont jamais eu l’opportunité de voir Sahara»

Bataan

Au cours de l’année 1943, après plus d’un an de conflit, l’Amérique combat sur deux fronts et les succès qui s’accumulent commencent à regonfler le moral du pays. Après la victoire de Midway, l’Amérique s’impose en Afrique du Nord, puis entame la reconquête de la Sicile aux côtés des Alliés. Ces victoires permettent aussi de soulager l’État-major et d’huiler les rouages de la collaboration avec Hollywood. Les récits de batailles commencent à revenir au pays et ouvrent des pistes excitantes aux scénaristes. L’une des victoires les plus symboliques de l’année 42 est probablement le raid du futur général Doolittle qui partit bombarder Tokyo en mai 42. Véritable vengeance ourdie suite à Pearl Harbour, cette opération mystérieuse, où des soldats américains sont partis seuls frapper le Japon en plein cœur, a tout pour fasciner le public et offre un sujet en or aux studios.


Un an plus tard, la Warner propose Destination Tokyo (Delmer Daves, 1943), qui raconte la mission d’un sous-marin qui doit atteindre la baie de Tokyo afin d’y recueillir des informations météo capitales pour la mission Doolittle. La Navy exige que l’appareillage et les diverses armes soient fabriqués de toutes pièces, ou proviennent de sources différentes. Pourtant, les scènes impliquant l’utilisation du radar sont si crédibles que la Navy pense que Daves a révélé des secrets stratégiques. D’abord furieux, ils réalisent finalement que ces radars reposent sur une technologie différente de ce qui équipe les véritables sous-marins en opération. Daves est alors félicité pour ce qu’on estime être une lumineuse idée de contre-propagande pour les Japonais dont Destination Tokyo présente une vision édifiante. Les Nippons y sont décrits comme fanatiques, pauvres et exploités. Les femmes y seraient traitées comme des esclaves, « vendues à des usines dès l’âge de 12 ans, ou pire… » comme l’explique un officier avant que Cary Grant ne lui réponde : « Les femmes ne sont utiles que si elles travaillent, ou ont des enfants. Les japs ne peuvent pas comprendre l’amour que nous avons pour nos femmes. Ils n’ont même pas de mot dans leur langue… » Destination Tokyo est un succès immense et l’influence qu’il a sur une génération toute entière est peut-être difficile à mesurer mais, lorsque Tony Curtis s’enrôle, il choisit de servir à bord d’un sous-marin à cause du film de Daves, que citera également Ronald Reagan, à de nombreuses reprises, comme l’une de ses plus grandes influences ! 


Les prisonniers de Satan (Lewis Milestone, 1944) est le titre français de The Purple Heart. Il résume parfaitement la vision diabolisée des Japonais que le film étale. Il s’agit de suivre le procès public des pilotes capturés à la suite du raid Doolittle, que les scénaristes vont tragiquement dramatiser. Effroyablement raciste, le film s’oppose ainsi à une directive émanant du War Department traitant de la façon de dépeindre l’ennemi à l’écran, généralement cantonnée aux clichés racistes traditionnellement attribués à chaque peuple. Les Japonais sont maléfiques et sournois, les Italiens volatiles, rarement sérieux et peu efficaces… Les Allemands sont quant à eux cruels et sans pitié mais jouissent d’un certain raffinement dans leurs manières. C’est l’image d’Eric Von Stroheim, monocle et attitude hautaine propre aux officiers d’Hitler ou Carradine dans Hitler’s Madman. Les simples soldats étant généralement incarnés par de jeunes blonds anonymes, rouages futiles d’une effroyable machine de guerre souvent réduits à l’image du fameux Stahlhelm, leur casque caractéristique. En novembre 1943, une directive est donc émise par le War Department à l’attention des studios. L’Office of War Information demande à Hollywood d’arrêter de montrer les atrocités commises par les Japonais et, d’une manière générale, de faire attention à la façon dont l’ennemi est représenté. Pour le journaliste Lawrence Suid, il y a eu un « impact immédiat sur la façon dont Hollywood [allait] dorénavant dépeindre les ennemis de la nation ». Sa théorie repose sur une idée simple qui trouve son origine dans les accords de Québec d’août 1943. Durant cette réunion, Roosevelt et Churchill décident de laisser l’URSS en dehors du projet Manhattan. Ils commencent à imaginer la fin du conflit et réfléchissent au monde d’après… Un monde dans lequel l’Amérique et l’URSS se feraient face. Les ennemis d’aujourd’hui étant destinés à devenir les alliés de demain, il s’agit alors d’arrêter leur diabolisation et de laisser la porte ouverte à une future réconciliation… 

C’est le cas de ce curieux 30 secondes sur Tokyo (Mervyn Leroy, 1944), un autre film produit suite à la mission Doolittle, qui offre une vision radicalement différente de ce que le public était habitué à voir. Tourné sur la base d’Engleton, là même où Doolittle s’était entraîné, avec l’aide d’une batterie de conseillers militaires, de nombreux bombardiers B25 et soutenu par des images d’archives. D’emblée, le film impressionne par sa crédibilité et son sens du détail, mais ce qui reste le plus surprenant est son approche du monde asiatique : on y découvre une culture respectable (incarnée par les Alliés chinois, même s’il n’est jamais fait mention de leur appartenance à la résistance communiste), et le scénario de Dalton Trumbo insiste sur la nouvelle vision que l’Amérique doit avoir des Japonais. Lors d’un dialogue, deux pilotes s’interrogent. Ils s’apprêtent à larguer des bombes sur Tokyo et à tuer des gens qu’ils ne connaissent pas et, mélancolique, l’un d’eux explique : « Là-bas c’est le Japon… Ma mère avait un jardinier japonais, il avait l’air d’être un chic type… » Ce coup-ci c’est Robert Mitchum qui conclut : « Je ne hais pas les Japonais, pas encore en tout cas. C’est marrant, je ne les aime pas, mais je ne les hais pas. » 

30 secondes sur Tokyo

Lorsque le magazine militaire Yank demande à ses lecteurs s’ils aiment les films hollywoodiens, ils expriment massivement leur frustration face à l’aura dont bénéficient la Navy et l’Air Force aux dépens de l’Army. Comme l’explique un lecteur, « tout le monde sait que plus de sang a été craché  par l’infanterie que par n’importe quelle autre branche de l’armée ». United Artists est contacté par un producteur indépendant, Lester Cowan, qui souhaite réparer cet affront et faire un grand film sur l’Army. Comme l’explique Cowan, ils vont tenter quelque chose qui n’a guère de précédent. « Il est délicat d’écrire sur la guerre et les soldats pendant la guerre elle-même. Comme vous le savez, par le passé, les meilleures histoires de guerre sont arrivées dix ans après les combats, lorsque les événements et leurs enjeux étaient résolus et pouvaient être considérés avec une certaine perspective. » Cowan va choisir d’adapter le célèbre correspondant de guerre Ernie Pyle et ses chroniques de l’assaut de Monte Cassino, en Italie. Après des jours de harcèlement, il finit par persuader William Wellman, le réalisateur des Ailes (Wings, 1927) de réaliser ce qui va s’appeler Les forçats de la gloire. Pour tourner le film, les besoins sont minimes comparés à ce qu’ils furent pour le tournage des Ailes, 20 ans plus tôt. La production ne demande que 150 vétérans pour interpréter le bataillon du film. Des soldats qui reviennent d’Europe et qui attendent d’être redéployés dans le Pacifique vont être expédiés à Wellman, obtenant même l’autorisation de la hiérarchie militaire de se laisser pousser la barbe pour avoir l’air le plus réaliste possible. Les quelques acteurs vont devoir vivre parmi eux et subir le même entraînement quotidien. Wellman se souvient, dans son autobiographie, du discours qu’il a tenu face aux soldats : « Écoutez, c’est un vieil aviateur qui va être votre patron. Maintenant vous allez devoir vous faire à l’idée que je suis un sacré fils de pute […] mais sachez que je ne vous doublerai jamais. Je ne vais jamais vous demander de faire quelque chose que vous ne souhaiteriez pas faire… » Le film ne saurait être un film de guerre quelconque mais quelque chose « dont vous, Ernie et moi puissions être fiers. C’est un sacré boulot, c’est pour ça que vous êtes ici. C’est pour ça que les acteurs se sont entraînés avec vous, pour qu’ils puissent vous ressembler et se comporter comme vous. C’est aussi pour ça que beaucoup d’entre vous vont jouer et ont des rôles parlants. Je veux en faire le film le plus honnête qui n’ait jamais été tourné à propos de l’infanterie ». Le film, qui sortira à la fin de la guerre en juillet 1945, est l’un des plus poignants de cette époque et narre avec un réalisme déchirant l’acharnement des troupes américaines à reprendre, colline après colline, le terrain à l’armée allemande. Baignant dans une brutalité absurde qu’on ne retrouvera que des années plus tard lorsque l’Amérique se retournera sur ses années au Vietnam, Les forçats de la gloire est un plaidoyer émouvant pour ces soldats anonymes, piétinés par les bombes. Wellman, qui avait jadis glorifié l’aristocratique Air Force, semble se parler à lui-même lorsqu’il filme ses personnages deviser ainsi : « Ces hommes, ce sont les meilleurs Ernie, Les meilleurs. Ils vivent dans un monde que l’autre monde ignore. Même l’aviation… Ils approchent la mort autrement, ils meurent bien rasés, bien nourris, si c’est une consolation. Mais le G.I. vit si misérablement et meurt si misérablement… » Eisenhower dira du film « c’est le plus grand film de guerre que j’aie jamais vu ». Après quatre ans à produire quelques dizaines de films de guerre, Hollywood clôt ce chapitre aussi douloureux qu’halluciné avec un chef-d’œuvre qui, tout en restant dans les clous du film de propagande militariste, n’évite rien de la terrible cruauté des combats. C’est le pendant fictif de certains documentaires que des réalisateurs sont allés tourner sur place. Pris sur le vif, en dehors du contrôle de l’OWI, certains documentaires vont rendre compte de la réalité tragique des combats avec une telle violence que ces films seront censurés pour des années... On pourrait les réduire à des œuvres éclopées, vulgairement bâillonnées par la censure militaire, mais la réalité est nettement plus complexe. D’abord, la nécessité d’Hollywood à faire de l‘argent évite que les films produits ne soient que d’austères tracts propagandistes, ensuite, le contrôle de l’OWI s’est substitué au Production Code Administration qui était, à tous niveaux, franchement plus conservateur. 

Les forçats de la gloire


La situation de crise que la Seconde Guerre mondiale a imposé ne s’achèvera pas avec la signature des traités de paix. L’histoire malheureuse du XXe siècle ne connaît pas de répit, et si le Japon et l’Allemagne sont à terre, déjà de nouveaux ennemis vont être mis en scène par Hollywood. La Guerre froide et la guerre de Corée vont faire voler en éclats les espoirs d’un monde pacifié que dorlotaient les idéalistes et ceux qui pensaient que la fin de la guerre émanciperait Hollywood du contrôle exercé par Washington, et par le Pentagone, tout juste achevé…

Le mois prochain nous parlerons de ces films documentaires tournés par des réalisateurs prestigieux, et nous reviendrons notamment sur le tournage de La Bataille de Midway de John Ford…


jeudi 27 avril 2017

DE HOLLYWOOD A WASHINGTON 2 - WINGS DE W. WELLMAN

(article publié dans le magazine AAARG)


« Dans la vie politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour » écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des années, ces connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes se sont interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à rêve. Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du cinéma américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont naturellement dans le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en question, entre compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé énormément aux idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité. AAARG! revient sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée, leurs motivations ainsi que les conséquences de tels rapports.

WINGS – LES AILES

1927, dans un contexte où la Grande Guerre est terminée depuis des années et où personne ne semble encore anticiper la catastrophe à venir, William Wellman, un ancien pilote de chasse, va réaliser le plus grand film de guerre de cette époque : Wings, (Les Ailes). Cette superproduction va s’appuyer sur l’aide des autorités militaires dans une mesure encore inédite. Hors période de guerre, jamais l’Amérique n’avait assisté à une telle mobilisation de troupes et de matériel. La motivation de l’état-major à répondre aux attentes de la production ainsi que l’ampleur effarante de l’aide apportée sont telles qu’il serait tentant de réduire le film à un gigantesque barnum militariste. Cependant, grâce au talent de son auteur, le film est bien plus qu’un simple véhicule publicitaire au service de l’Air Force. C’est une réussite artistique dont la portée et le discours ne sauraient non plus être éclipsés par le récit d’une production rocambolesque. On aurait tout aussi tort de ne garder de Wings que ses célébrissimes scènes de combats aériens, véritables prouesses techniques aussi innovantes que spectaculaires. Bien plus large et bien plus ambitieuse, l’œuvre de Wellman s’impose comme le prototype de tous les films de guerre à venir, accumulant sur plus de deux heures des vignettes qui deviendront rapidement les clichés du genre.


Bien que le cinéma hollywoodien ait déserté ce genre de sujets depuis quelques années, en 1925 et l’année suivante, la MGM et la Fox sortent coup sur coup deux superproductions se déroulant durant la Grande Guerre (The Big Parade de King Vidor et What Price Glory de Victor McLaglen). Les reconstitutions dispendieuses des champs de bataille de ces deux films semblent avoir été de bons calculs, ils ont passionné le public qui leur a réservé un accueil triomphal. Dans leur sillage immédiat, la puissante Paramount souhaite elle aussi proposer un spectacle d’une ampleur équivalente. Le studio, qui cherche un angle original, va alors rencontrer John Monk Saunders, un ancien instructeur de l’Armée de l’air qui cherche à concrétiser un projet qu’il porte depuis la fin de la guerre. Si les films de la MGM et de la Fox mettaient en scène l’horreur des batailles à hauteur de fantassin, l’idée de Saunders est de suivre les pilotes de l’Air Force et d’ainsi arracher son récit aux péripéties embourbées du combat au sol. Son projet se nomme Wings, c’est l’histoire de deux jeunes hommes qui aiment la même femme et qui vont quitter l’Amérique pour devenir pilotes de chasse sur le front français de 1917. De rivaux, la guerre va en faire de véritables frères avant de les séparer dans la tragédie. 

Le studio, parti en quête d’un réalisateur, choisit le jeune William A. Wellman, alors habitué aux comédies romantiques et aux westerns fauchés. Bien évidemment ce n’est pas pour cette expérience plutôt limitée que la Paramount va lui confier les rênes de ce qui va très vite devenir le plus gros budget de l’époque, mais parce qu’une dizaine d’années plus tôt, Wellman est parti faire la guerre en France. D’abord ambulancier, il a rejoint la Légion Étrangère à Paris en 1917 afin d’intégrer l’Escadrille La Fayette, composée de pilotes de chasse américains. Les producteurs décident alors de miser sur ce jeune vétéran en espérant que sa familiarité avec les combats aériens bénéficiera à un film que ses géniteurs souhaitent aussi… réaliste que possible, rejetant dès le départ l’idée d’un tournage en studio. Un pari téméraire et coûteux mais qui va se révéler payant, juteux même…
Alors que The Big Parade et What Price Glory avaient des budgets conséquents, estimés aux alentours de 400 000 $ chacun, la Paramount décide de mettre sur la table deux millions de dollars. La somme a beau être exceptionnelle, il est évident pour la production que ce budget faramineux est loin de pouvoir couvrir les besoins gargantuesques en troupes, avions et matériel que le film exige. Jesse L. Lasky, un des producteurs, va envoyer Saunders à Washington afin qu’il rencontre quelques militaires de haut rang ainsi que Dwight Davis, le secrétaire à la Guerre, avec la mission d’obtenir du gouvernement une coopération militaire. Les arguments de Saunders vont atteindre le bureau du président Coolidge et grâce à la personnalité de Wellman, qui a gardé de très bonnes relations avec l’état-major, la Paramount se voit offrir une aide totale, inédite et qui restera dans l’Histoire comme la plus grande coopération entre les forces armées américaines et Hollywood. Cette contribution sans précédent, ainsi que le protocole établi entre l’armée et la Major, deviendront un véritable modèle durant les prochaines décennies et pour des dizaines de films à venir.


En parallèle, les pontes de la Paramount engagent Sarah Hodge pour rédiger le scénario suivant les idées de Saunders pendant que Wellman choisit Charles Rogers et Richard Arlen pour les rôles principaux. Mais parce qu’ils sont peu connus, la Paramount va offrir le rôle féminin à l’une des plus grandes stars de l’époque, Clara Bow. Dès son arrivée sur le projet, elle va critiquer le scénario, consternée devant un rôle qu’elle résume à celui d’une potiche perdue dans un film d’hommes. Hope Loring et son mari Louis Lighton, un couple de scénaristes, sont alors engagés pour reprendre le script afin d’épaissir le rôle de la jeune femme et d’y inclure, à sa demande, quelques scènes sexy afin qu’elle puisse exhiber ses courbes aux spectateurs…

Pour faciliter l’accès au matériel militaire promis, l’US Army Air Corps conseille à Wellman d’installer son équipe à proximité de la base de Kelly Field à San Antonio, Texas, où il a l’assurance de trouver les avions et les pilotes dont il a besoin. Les alentours de la base offrent aussi l’espace nécessaire pour recréer les batailles prévues dans le script. Il faudra, par exemple, construire entièrement un petit village français afin d’en filmer sa destruction sous les bombes allemandes. Le temps du tournage, entre septembre 1926 et avril 1927, Wellman va ainsi se retrouver dans la peau d’un véritable général, commandant un régiment de plus de 3 500 soldats, une escadrille de 165 avions accompagnés de leurs dizaines de pilotes. Une aide humaine et matérielle chiffrée autour des 15 millions de dollars…


Les pilotes de l’Amérique entière vont ainsi être convoqués par Wellman pour faire voler les Thomas-Morse MB-3 de 1922 déguisés pour ressembler à des avions américains ou allemands de la Grande Guerre. Les écoles militaires du pays sont mises à disposition et des conscrits sont détachés auprès de la production pour construire les décors, des baraquements pour l’équipe ou pour servir de figurants… De son côté, durant toute l’année qu’a demandé la préparation, l’équipe du film s’est installée à l’école militaire de Brooks Field. Tout est fait pour que les acteurs se fondent dans le moule militaire afin qu’à l’écran les uns et les autres forment un tout homogène. 

 
Lorsqu’il va s’agir de filmer ses escadrilles en action, Wellman sait que, vus depuis le sol, les mouvements des appareils seraient incompréhensibles et réduiraient le drame qui se joue en altitude à un essaim de points virevoltant frénétiquement les uns autour des autres. Pour le réalisateur, il faut à tout prix éviter de n’être que le témoin lointain de ce qui se trame là-haut. Il fixe alors des caméras sur les avions afin de capturer de l’intérieur la tension des combats, de montrer leur complexité ainsi que de saisir l’excitation du chasseur ou l’angoisse du pourchassé. Mais pour que ses images aériennes soient satisfaisantes, Wellman a besoin de nuages afin qu’on puisse avoir un repère et appréhender la vitesse des avions, un support pour mettre en valeur les décrochages et tous les mouvements d’appareils. « Vous avez besoin de quelque chose de solide derrière les avions et les nuages vous offrent ça parce que devant un ciel bleu ça n’a l’air que d’un essaim de mouches. » La météo devient alors un élément capital et lorsque le ciel texan reste désespérément bleu, l’équipe doit attendre des jours, parfois des semaines. Le film prend donc rapidement du retard et les factures s’accumulent à une vitesse prodigieuse, bien plus rapidement que le temps utile filmé par Wellman. Agacée et inquiète, la Paramount envoie sur le plateau un représentant chargé de remettre un peu d’ordre dans le tournage. C’était sans compter sur le tempérament de Wellman qui n’offre à l’émissaire que deux alternatives, un voyage retour à la maison ou un voyage sans frais à l’hôpital ! Durant ces longues pauses, les acteurs restent au St Anthony Hotel de San Antonio qui devient, selon les mémoires de Wellman « l’Armaggedon du sexe ». Au bout d’un peu moins d’un an de tournage, il se souvient que les filles du service d’hôtel étaient enceintes…  « Toutes, chacune d’entre elles »…




Pour ses gros plans, le réalisme voulu par Wellman l’interdit de filmer ses acteurs dans des avions au sol prétendant qu’ils sont en train de voler. Les carlingues étant bien trop exiguës pour y placer le pilote, un opérateur, sa caméra et un acteur, ces derniers n’auront d’autre choix que d’interpréter leur rôle en vol, tenant le manche de leur avion au cœur du ballet aérien, face à une caméra fixée au fuselage. Si Arlen a déjà de l’expérience (c’est un jeune vétéran de la chasse canadienne), Rogers a dû apprendre à contrecœur à piloter, une épreuve traumatisante qu’il va devoir poursuivre des mois durant. Ils vont ainsi passer des dizaines d’heures en vol pendant lesquelles ils doivent choisir quand déclencher leur caméra pour interpréter leur rôle, le visage déformé par le vent, lorsque les appareils autour d’eux sont à la bonne place. Le réalisme du résultat est saisissant. Lorsque l’un des acteurs filme son agonie, la main crispée sur sa gorge et le sang coulant de sa bouche, le buste balancé de droite à gauche alors que son avion décroche, les spectateurs comprennent qu’ils ne sont pas face à une illusion et que les risques pris sont réels. Ce sentiment captive l’audience de l’époque comme il continue de nous fasciner aujourd’hui, la confrontation au danger où l’acteur partage le même péril que le personnage qu’il incarne rendant le film intemporel. 


Mais si l’intention est noble et séduisante, certains ont dû payer le prix de l’audace de Wellman et ceux-là ne profiteront jamais de la postérité du film. Lors du tournage, deux accidents graves seront à déplorer et si le premier pilote échappe de peu au pire et termine à l’hôpital, le second sera victime d’une chute fatale. Ces drames vont mettre Wellman et son film sur la sellette, du moins jusqu’au résultat de l’enquête diligentée par l’armée. Les conclusions accablent le pilote rendu seul responsable de sa mésaventure et disculpent le réalisateur de toute faute. Les prises de vue peuvent reprendre, dans le soulagement général, même si l’armée menace Wellman de se retirer si un nouvel accident devait survenir.

Jusque dans les années 60, la coopération entre le Département de la guerre et Hollywood se fera suivant le protocole de Wings. Les modalités de cette collaboration sont à la discrétion des commandements locaux, suivant leurs disponibilités et leur bon vouloir. Wellman, lui, voit ça comme un chèque en blanc et va exiger le maximum des états-majors. Il n’aura aucun souci à compter sur l’Armée de l’air, cette dernière étant convaincue de l’importance stratégique que le film représente pour elle. Wellman est particulièrement écouté et lorsqu’il estimera qu’il lui manque des pilotes chevronnés, la crème de l’aviation militaire américaine lui sera rapidement envoyée en renfort. Mais avec l’Armée de terre c’est une autre histoire. Dans son autobiographie Wellman expliquera que le commandant de l’infanterie, qui semble détester autant les aviateurs que les cinéastes, s’est souvent opposé à ses demandes. Wellman, malgré ses 29 ans, n’aura aucun souci pour faire preuve d’autorité, exigeant ce dont il a besoin et rappelant à qui veut l’entendre que le commandement suprême des États-Unis est derrière lui. La coopération entre Hollywood et le Pentagone ne fonctionne désormais plus ainsi. Il n’est aujourd'hui plus question de laisser les réalisateurs négocier eux-mêmes sur le terrain avec la hiérarchie militaire locale et tout ce qui est mis au service des productions cinématographiques est négocié en amont.
Parce qu’il a su articuler l’autorité d’un commandant suprême d’une armée en campagne avec une vision artistique radicale, Wellman a prouvé à la Paramount qu’il avait été le bon choix. Le succès que le film va connaître sur les années qui suivirent sa sortie finira de donner raison à ses idées et à son audace. Wings va s’affirmer comme l’un des plus grands succès de son époque et va remporter le premier Oscar de l’histoire de l’Académie tout en lançant la carrière de son auteur.


William Wellman


Par son sujet et son traitement fort lyrique exaltant l’habileté des pilotes américains, on pourrait penser que Wings annonce la vague de films héroïques et va-t-en-guerre qu’une partie d’Hollywood va produire à la fin des années 30 pour inciter l’Amérique à participer au conflit. Mais contrairement à d’autres personnages du film, ce n’est pas le patriotisme qui semble motiver le jeune Jack Powell à s’engager sur le front européen mais l’amour de la technologie. Le premier plan du film le présente comme un jeune qui rêve de conquérir le ciel avant qu’on s’attache à le voir bricoler son auto pour en faire un bolide que son amie appellera « l’étoile filante ». L’aviation est une aventure pour Powell et c’est cet amour de la mécanique, ainsi que sa foi dans la technologie, qui va le conduire au front dans un corps d’armée présenté comme l’élite d’une certaine noblesse. La lutte entre pilotes a beau être à mort, lorsque la mitrailleuse de l’Américain s’enraye le chasseur allemand qui est à ses trousses va abandonner un combat qu’il juge déloyal. 


C’est ainsi que durant la première partie du film Jack Powell est porté par l’émerveillement qu’offre cette nouvelle technologie et par les dogfights aux allures de valses viennoises. C’est une manière distinguée de se battre, à mille lieues au-dessus des fantassins que le film ramène à une piétaille anonyme, pataugeant dans la boue vers une mort sans gloire, fauchée par des mitrailleuses dissimulées dans des bunkers. Au mitan du film, une pluie de bombes détruit sans distinction les maisons d’un petit village français. La caméra pointée vers le sol qui capture la chute glaçante des engins explosifs a une force quasi documentaire et anticipe ces plans qui deviendront la signature des documentaires tournés pendant la Seconde Guerre mondiale. La brutalité naturaliste de la séquence (le village a bien sûr été réellement détruit pour la scène) donne au bombardier allemand l’aspect d’une masse lugubre, terrifiante, opposée à l’idée de légèreté incarnée par les avions qui l’escortent. Death from above… Le film perd alors de son innocence et de sa naïveté. La fascination ludique exercée par les avions rutilants est balayée par les conséquences sordides de l’engagement. Lorsqu’à l’issu de la bataille l’armée allemande est défaite, le mot « victoire » s’inscrit sur des images d’avions américains mitraillant sans pitié des soldats au sol, apeurés, courant en tous sens pour fuir le feu céleste. 

L'amusante désinvolture du début du film s’est noyée dans les réalités de la guerre et lorsqu’après bien des péripéties l’ami de Powell succombe dans ses bras, Wellman superpose à la mort de son personnage l’hélice d’un moteur d’avion qui s’arrête lentement de tourner, pendant que face à l’engin un soldat se dirige de dos vers un cimetière de croix blanches. Le pilote s’est cru un temps roi des airs mais finit sous terre, au milieu des troupes anonymes…

 
Wellman a couvert avec Wings tout ce qui touche au film de guerre, de la préparation des soldats à l’enthousiasme des premiers combats, du carnage imbécile au retour du vétéran traumatisé. Tout ce que le genre va disséquer pendant la petite centaine d’années qui nous sépare de son film semble trouver ici sa matrice d’une manière si évidente qu’il semble vain d’énumérer dans Wings les plans iconiques d’un cinéma de guerre à venir. Mais le film nous interroge également sur ce que l’armée peut voir, tolérer ou mettre en avant dans un cinéma qu’elle voit comme publicitaire. On aurait tort d’imaginer que les autorités militaires ont de tous temps cherché à gommer les horreurs des conflits, n’envisageant de collaborer qu’avec des films dotés d’un discours héroïque simpliste. Nous allons retrouver dans les mois qui viennent bien des exemples qui nous permettront de mieux cerner les modalités de cette collaboration et les raisons qui motivent le pouvoir militaire à investir le terrain culturel. Assise sur le succès colossal que représente Wings, l’armée va rapidement apprendre à se servir d’Hollywood pour porter son message avec une certaine intelligence. Qu’il s’agisse selon certains de reconstruire l’Histoire et de modeler l’inconscient collectif ou de mettre en avant les raisons et les réalités des engagements militaires américains selon d’autres.